Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine elle présente le travail engagé et peu reconnu de la compagnie Kalam dirigée par Véronique Frélaut, chorégraphe. Celle-ci lutte depuis des années pour établir le lien nécessaire entre la danse, espace de relation, et la compréhension non médicalisée de l’autisme.

 

Véronique Frélaut est une chorégraphe formée par J. Robinson, Susan Buirge, et à New York chez Merce Cunningham, Viola Farber. Après avoir été interprète dans diverses compagnies, elle risque, en tant que chorégraphe, sa recherche artistique sur le terrain dans un hors lieu – et non pas un non-lieu –  qui est toutefois un ailleurs de la tradition. Elle joue comme dans ses créations avec l’espace de liberté qu’elle se forge. La décision d’aller jusqu’au bout de ses convictions la guide,  recevant toutefois en retour peu de reconnaissance officielle, alors qu’elle travaille depuis de nombreuses années sur des problématiques que l’on semble découvrir aujourd’hui. Celui lui vaut peu de soutien alors que sa démarche a fait ses preuves. Le paradoxe est que l’Etat subventionne souvent de jeunes projets, ne tenant pas compte de l’expérience d’artistes ayant dépassé la puberté. Constat d’un jeunisme ambiant qui perdure.

 

« Une ligne droite est un labyrinthe » (Jorge Luis Borges)

 

Cela fait en effet 10 ans, au sein du Foyer de vie La Garenne du Val (95), que la compagnie Kalam s’est engagée dans une démarche de création, liée à la danse contemporaine. Elle travaille avec des scolaires dans des quartiers considérés comme « difficiles »,  mais aussi avec des structures spécialisées par exemple sur le suivi des jeunes, ou moins jeunes, autistes. Pour elle la danse n’est pas un moyen, un pis-aller dans une société du tout technologique. Elle déploie une création qui n’est pas sa quête solitaire, mais le résultat de rencontres diverses et imprévues entre les danseurs. Ainsi  les difficultés scolaires ou encore la fermeture sur soi de l’autiste, attendent autre chose que des moyens pour se résoudre. Les jeunes portent en eux des possibles hors-norme ouvrant sur leur devenir : « Leur présence et leur vulnérabilité exposées, intemporelles, nous relient à l’origine, à cette mémoire qui nous unit. Mêlés à  des danseurs, un  espace singulier du “nous, où  différence et normalité se questionnent, tisse une écriture chorégraphique dépouillée. Témoins d’histoires intimes, indicibles, tout signe devient évocation, fait naître un intervalle et construit un ailleurs» peut-on lire à propos de la dernière création.

« Cette démarche  sollicite un regard ouvert, en rupture avec une esthétique  formatée et  des codes scéniques  rassurants. Elle inscrit de nouveaux chemins, perméables, entre individus. Nous passons du trop plein à l’essentiel, pour jouer notre rôle de catalyseur. De la sensation naît du sens, de la symbolique, et tout ce qui est autre » écrit-elle encore.

Sur la scène de la dernière création, « Less is More », des danseurs immobiles, et à côté de chacun d’eux un cube. On entend les tictacs des métronomes. Des chiffres font écho. On se les répète dans l’indifférence  générale, à moins que cette norme du rythme, ces définitions mathématiques du cube ne soient l’occasion de la rencontre. On court après. Rapidité de la course. On se croirait dans une compétition. Qui gagnera ? Qui perdra ? On ne s’entend pas. Une danseuse crie « 9 ». Tout le monde s’arrête et danse avec son cube, se combinant à lui dans une sorte de quadrature du cercle. Etrange fusion où la solitude se fait poésie. La musique se fait douce et enfantine. Retour aux sources. Espace de la ligne du temps, le cube rejoint la fluidité de la liberté où tout se rejoint au-delà des silences. Il y a de l’autisme chez le danseur solitaire. La rencontre de toi, eux, nous, crée un monde habitable par tous.

S’inspirant d’une sculpture de Sol LeWitt, une ligne se décline, construit un contenu, démultiplie les lieux, les volumes et les points de vue. Qui est Sol LeWitt (1928-2007)? Sol LeWitt avec ses structures redéfinit notre rapport à la sculpture, génère un nouveau rapport à l’espace, libéré du temps. Il expliquera lui-même dans son manifeste « Paragraphs on Conceptual Art » (1967) : « Lorsqu'un artiste recourt à une méthode modulaire multiple, il choisit habituellement une forme simple et disponible. La forme, elle-même, a une importance très réduite : elle devient la grammaire de l'œuvre dans son entité. En fait, le mieux est que l'unité de base soit parfaitement inintéressante, de la sorte elle deviendra plus facilement partie intrinsèque de l'œuvre entière. Choisir des formes de base complexes ne peut que nuire à l'unité de l'ensemble. Recourir à la répétition d'une forme simple, c'est réduire le champ d'intervention et mettre l'accent sur la disposition de la forme. L'arrangement devient la fin et la forme devient le moyen ».

 

Un espace de relations déplié en six temps

 

Véronique Frélaut présente ainsi la structure de la création :

- « Le labyrinthe de Laps » : La pulsation des métronomes envahit le noir et quadrille une surface : Une ligne du temps se construit et pose les jalons d’un mouvement suspendu. 
- « L’horizon » : Les lignes s’accumulent, glissent, délimitent un dehors et un dedans, des individus à l’unisson tracent, et s’abritent dans les recoins : un récit s’élabore en symétrie. 
- « La verticale surgit » : Le fil à plomb s’équilibre, soutenu. Les ombres attendent, l’air se fend et se creuse entre disparition et apparition.
- « L’ajour se dévide » : Rencontre en écho, le secret est partagé entre envers et endroit, miroir et inversion dans l’embrasure.
- « Déconstruction » : Fuites, séparations, frontières pour éprouver de nouvelles distances.
- « Sur le seuil » : L’espace s’inverse: Le groupe s’affranchit, l’image est traversée, infinie et silencieuse, l’étendue se dessine.

Six moments parcourent ainsi l’œuvre. Des moments d’éloignement, de rapprochement.  L’œuvre de Sol LeWitt  est une recherche sur les possibles d’un espace cubique : « Chaque poutre, chaque mur est une porte des possibles ». Cette écriture mathématique, sérielle, formelle, laisse la place à « une entreprise de libération » à saisir. De quoi se libère-t-on ? du rythme et de la cadence, des espaces clos. Par la relation avec l’autre ou la ligne apparaissent  des intervalles, des distances. Ma relation ne cesse de bouger. Il n’y a aucun statisme, aucune fixation. Le corps expérimente son rapport à soi et aux autres. L’autisme ne serait-il pas après tout qu’une expérience parmi d’autres de ce jeu relationnel avec l’espace ?

La danse crée un espace de relation  où il s’agit de conjuguer les écarts. L’imprévisible, le débordement, le désordre peuvent se blottir en poésie et s’abandonner en sécurité dans cet espace, prévu à cet effet. Une réponse à l’autisme ? La forteresse vide de Bruno Bettelheim perdrait ici toute autorité. La danse par son jeu de relation donne à comprendre qu’elle seule crée un monde humain.

Le tout est filmé. Le mouvement de la caméra introduit l’œil du cinéaste, spectateur, orientant la vision de cette mise en relation… La musique crée elle aussi son espace de rencontre. Les sens se rejoignent suscitant le plaisir esthétique du spectateur et du danseur.

Dans un coin, une danseuse sourit. L’artiste, disait Nietzsche, c’est celui qui accouche d’une étoile qui danse


À visionner sur internet :

Les vidéos de la dernière création de la compagnie Kalam, « Less is More » :

Version de 2 minutes, de 4 minutes, de 10 minutes.

 

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