L’histoire de l’Action française est obstruée par la figure tutélaire de Charles Maurras. S’il a bien été le rouage essentiel de son essor, il masque une multitude d’autres acteurs qui ont joué un rôle déterminant dans la fondation de ce que l’on a communément appelé le « laboratoire du nationalisme ». Dans Naissance de l’Action française (Grasset, 2015), l’historien Laurent Joly nous propose un gros plan sur un angle mort historiographique : celui des origines de l’Action Française – origines aussi bien intellectuelles que politiques et culturelles. Un sujet bien peu connu et souvent survolé par les historiens de la période qui ne manque toutefois pas d’intérêt. Avec cet ouvrage, l’auteur donne la part belle aux acteurs de cette gestation, nous propose une passionnante plongée dans « un moment de transition politique, intellectuel et idéologique » et nous offre ainsi une clé de compréhension indispensable pour appréhender la recomposition des droites au tournant du XIXème siècle. 

 

 

Nonfiction.fr : L’affaire Dreyfus marque un tournant décisif dans la gestation de l’Action française. Vous dites à ce titre que l’AF est le « rejeton accidentel de l’Affaire », pourquoi? 

Laurent Joly : La formule est de l’universitaire britannique Michael Sutton, auteur d’une importante étude sur Maurras. L’Action française n’est en effet, à l’origine, que l’un de ces nombreux groupuscules nationalistes apparus dans le contexte de l’affaire Dreyfus et de la tentative de coup d’État de Déroulède en février 1899. Il y a, dans le camp antidreyfusard, une grande effervescence et une montée aux extrêmes, qui s’amplifie durant le premier semestre 1899. Les initiateurs de l’Action française, Maurice Pujo, Henri Vaugeois et ce personnage oublié qu’est Jules Caplain, sont des patriotes issus de la gauche que l’affaire Dreyfus fait basculer dans le camp du nationalisme-ultra, antidémocrate et césarien. Et c’est ce petit groupuscule d’antidreyfusards enflammés qui va donner naissance à la ligue d’Action française telle qu’on la connaît, c’est-à-dire l’organisation principale du parti royaliste en France. Le propos de mon étude était de comprendre les ressorts et les logiques cachées de cette conversion politique.

 

Nonfiction.fr : Vous retracez avec minutie l’histoire d’une officine bien méconnue : l’Union pour l’action morale d’où sont issus Maurice Pujo et Henri Vaugeois. Un paradoxe lorsque l’on connait l’idéal républicain et kantien porté par cette organisation. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

L.J. : Ce n’est pas vraiment un paradoxe dans la mesure où Pujo et Vaugeois rompent avec l’Union pour l’action morale lorsqu’ils basculent dans le camp antidreyfusard. L’idéal prôné par l’Union – un spiritualisme républicain, démocrate et vaguement chrétien – amène la plupart de ses membres du côté des partisans de Dreyfus. C’est le cas des chefs intellectuels de l’Union, l’historien Gabriel Monod ou les philosophes Paul Desjardins et Gabriel Séailles. Comme souvent les transfuges politiques, Maurice Pujo et Henri Vaugeois importent dans leur nouvelle cause les méthodes qu’ils ont apprises de leur précédent engagement. Le projet d’Action française est clairement pensé sur le modèle d’une contre-Union pour l’action morale. Cette dernière veut aider à la formation de l’état d’esprit républicain dans la nation et s’adresse en premier lieu à l’élite. D’emblée, l’AF s’assigne, elle, la mission de promouvoir un état d’esprit nationaliste. Comme l’Union, elle cherche à attirer intellectuels et personnalités politiques. Enfin, le concept clef est le même : l’action, comme réflexion méthodique, patiente, déterminant, selon l’idéal comtiste, la réalisation de réformes pratiques pour le pays. Mais ce que j’ai cherché à comprendre c’est moins ce que Pujo et Vaugeois devaient à l’Union pour l’action morale que les raisons profondes, intimes, de leur rupture avec elle. 

 

Nonfiction.fr : À cet égard, en vous lisant, on est frappé par l’aigreur et la déception qui animent et semblent unir tous les instigateurs idéologiques de l’Action française. Ce manque de reconnaissance a accentué leur marginalisation et leur haine des élites, leur renvoyant une image symbolique de dominé difficilement supportable. Quelle place a cet esprit de revanche dans la socio-génèse de l’AF ? Cette dimension psychologique est-elle centrale pour comprendre l’émergence de cette organisation ? 

L.J. : Elle l’est incontestablement pour comprendre l’évolution d’Henri Vaugeois. J’ai eu accès à son dossier personnel de fonctionnaire de l’Instruction publique, et c’est édifiant. Le Vaugeois de la fin des années 1880, âgé de 25 ans, est bien différent de l’homme qu’il devient dix ans plus tard. Entre-temps, il a échoué à huit reprises au concours de l’agrégation et s’est aigri, célibataire endurci, dans son collège de lointaine banlieue. Alors que la ferveur nationaliste suscitée par le boulangisme l’avait laissé parfaitement indifférent en 1889, il se laisse aller à l’antidreyfusisme le plus outrancier en 1898-1899, fait l’apologie du coup d’État, du grand chambardement nationaliste… Une telle évolution politique est incontestablement liée à un parcours personnel marqué par l’échec et la frustration. Si l’on n’est pas normalien et/ou agrégé, il est difficile de jouer un rôle important au sein de l’Union pour l’action morale. Et Vaugeois ne peut compenser par une force intellectuelle qui le singulariserait, empêché qu’il est de produire une œuvre originale – ses rares articles publiés dans le bulletin de l’Union sont d’une navrante platitude. Vaugeois, qui se surestime, souffre de tout cela. J’ai exhumé un entretien qu’il donne au quotidien antisémite La Libre Parole en août 1899. Tout son ressentiment accumulé éclate. On le voit se gausser des intellectuels antidreyfusards, « verbeuse aristocratie huguenote et normalienne », « pédante » et « débile », façonnée par l’« éducation scolastique » et la « mentalité juive », incapable de juger « sainement » l’affaire Dreyfus et de comprendre l’instinct antisémite qui indique au « peuple » que Dreyfus est coupable…

Quant à Pujo, philosophe au talent précoce (il a vingt-six ans en 1898 et a déjà publié deux ouvrages) mais sans doute surfait, sa jeune carrière est aussi au point mort. À vingt ans, il se voyait l’égal d’un Barrès et avait fondé une revue d’avant-garde. Celle-ci disparaît, faute de lecteurs, en octobre 1897, à la veille de son engagement antidreyfusard, et Pujo doit enseigner dans le privé pour gagner sa vie. Lui aussi éprouve du ressentiment à l’égard de ses aînés et camarades mieux pourvus. Maurice Pujo et Henri Vaugeois appartiennent à bien des égards à ce « prolétariat intellectuel » dont la presse parle abondamment vers 1898…

La part des affects est tout aussi importante, et je montre chez Vaugeois comme chez Pujo des prédispositions familiales, un patriotisme sincère et enraciné (surtout chez Vaugeois, admirateur et proche du ministre radical de la Guerre Cavaignac, héros des antidreyfusards de gauche), un lien puissant maintenu, malgré l’idéal républicain et l’athéisme des années de jeunesse, avec la culture catholique et conservatrice transmise par leurs parents, etc. J’ai essayé de prendre en compte l’ensemble des éléments empiriques disponibles pour comprendre l’évolution de Vaugeois, de Pujo et de leurs amis.

 

Nonfiction.fr : Vous évoquez également la création de la Ligue de la Patrie française en décembre 1898 en réaction à la fondation de la Ligue des droits de l’homme. L’ambition est de fédérer les forces antidreyfusardes au sein d’une même organisation. Si cette initiative tourne court, elle agrège néanmoins de nombreuses personnalités d’horizons différents. Quel rôle a joué la Ligue de la Patrie française dans la fomentation de la future Action française ?  

L.J. : La Ligue de la Patrie française est la grande œuvre de Vaugeois. Là aussi, on voit le transfuge politique en action. Henri Vaugeois est l’un des premiers à avoir compris, dans le camp antidreyfusard, la nécessité d’imiter les méthodes de l’adversaire, qui sait si bien mobiliser l’opinion via des listes prestigieuses de pétitions. La Patrie française est à l’origine une vaste protestation de presse signée par plusieurs milliers de personnalités politiques et intellectuelles, des écrivains, des universitaires, des notables, bref l’élite conservatrice du pays, qui répond ainsi au « parti intellectuel » (le mot « intellectuel » prend à l’époque l’usage courant qu’on lui connaît depuis, comme celui de « nationaliste ») favorable à Dreyfus. Vaugeois a été l’un des principaux initiateurs de cette entreprise, qui frappe l’opinion en janvier 1899 – il rêvait d’ailleurs de donner le nom d’Action française au mouvement finalement baptisé Patrie française. Mais la Ligue, présidée par l’académicien Jules Lemaître, échoue à tirer bénéfice de ce succès initial, malgré une victoire électorale aux municipales de 1900 à Paris. En son sein, divers groupes de nationalistes exaltés, comme les nombreux partisans de Déroulède, appellent à une action plus vigoureuse. La petite mouvance d’Action française est, à l’origine, l’un de ces sous-groupes de la Ligue de la Patrie française.

 

Nonfiction.fr : L’acte de naissance officiel de l’Action française date du 20 juin 1899 lors d’une conférence donnée par Henri Vaugeois intitulée sobrement L’Action Française. On assiste dans la foulée à la création de la Revue d’Action Française aussi connue sous le nom de la « petite revue grise ». Quelle est la réception de cet acte de naissance dans l’opinion ? A-t-on à l’époque conscience qu’il se passe quelque chose d’important dans le paysage politique?

L.J. : Étonnamment, aucun historien n’avait étudié le contexte précis ayant entouré cette « mythique » conférence inaugurale du 20 juin 1899. Dans mon livre, je montre qu’il s’agit d’un moment bien particulier. Dans le petit monde du nationalisme, les semaines chevauchant mai et juin 1899 sont en effet marquées par une grande agitation. La perspective d’un nouveau procès Dreyfus est désormais inéluctable. Le 3 juin, la Cour de cassation a annulé le jugement de 1894 et ordonné le renvoi du prisonnier de l’île du Diable devant le tribunal militaire de Rennes. Les défenseurs de l’armée sont sur le pied de guerre. Déroulède, acquitté à la fin du mois de mai par la cour d’assises de la Seine, évoque, au grand jour, ses nouveaux projets de coup d’État. Dans le même temps, l’opinion nationaliste se prend de passion pour un glorieux soldat, le colonel Marchand, le « héros de Fachoda », qui fait une tournée triomphale dans le pays en juin 1899… Divers échauffourées nationalistes ont lieu et incitent le gouvernement républicain à sévir contre les agitateurs d’extrême droite. Tel est le contexte houleux entourant la conférence de Vaugeois, typique des meetings nationalistes de l’époque : service d’ordre assuré par les hommes de Déroulède ; papillons antijuifs distribués ; et, dans la salle, vibrants appels au « sabre », à l’homme fort qui « nettoiera » le pays des juifs et des parlementaires. L’orateur est au diapason du public et appelle ouvertement au renversement du régime ainsi qu’à une révision totale des idées de 1789.

En lisant la presse de l’époque, j’ai découvert que la conférence de Vaugeois n’était pas passée inaperçue, contrairement à ce que je croyais. En réalité, elle a fait scandale et le quotidien des élites modérées du pays, Le Temps (Le Monde de l’époque), s’est même fendu d’un éditorial indigné. Reproche est fait à la Patrie française de n’être pas assez républicaine et de camoufler ses liens honteux avec les ultra-nationalistes, incarnés par l’Action française et Vaugeois qui, juge Le Temps, dit tout haut ce que l’état-major de la Patrie française pense tout bas… Une polémique s’ensuit, Henri Vaugeois est mis à pied par son ministère et est publiquement désavoué par Jules Lemaître. L’histoire officielle de l’Action française, inaugurée le 20 juin 1899, commence ainsi par un camouflet : le patronage de la Patrie française lui est, d’emblée, retiré…

 

Nonfiction.fr : Trait d’union entre la droite du XIXème et celle du XXème siècle, entre le royalisme traditionnel et le patriotisme jacobin, l’Action française illustre l’émergence d’une extrême-droite d’un genre nouveau. Vous rappelez que les tensions ont été fortes entre ceux qui appelaient à un retour de la monarchie et les tenants d’une alternative césarienne. Comment s’est illustrée cette tension doctrinale ?

L.J. : Je consacre en effet de nombreuses pages à cette question, cruciale dans les milieux nationalistes et conservateurs de l’époque, qui ne conçoivent d’alternative au parlementarisme qu’incarnée par un César armé de son sabre vengeur, redressant le pays et instaurant un régime autoritaire. Le débat sur qui sera ce chef à poigne rêvé divise les nationalistes entre ceux qui promeuvent l’idée d’un soldat glorieux (toute une partie de l’opinion s’entiche en 1899 du colonel Marchand puis du général Mercier), ceux qui admirent Déroulède, et les royalistes qui font campagne pour le duc d’Orléans.

Après l’épisode boulangiste, l’affaire Dreyfus est peut-être la dernière occasion pour le parti royaliste de prendre le pouvoir en s’emparant des thèmes nationalistes et antisémites dans l’air du temps. Ces projets sont bien entendus chimériques, mais ils font dériver le parti royaliste vers l’extrême droite nationaliste. Le prétendant à la couronne de France, le duc d’Orléans, rompant avec l’héritage modéré et parlementaire de ses ancêtres, joue alors à fond la carte de l’antidreyfusisme et du nationalisme. Maurras est le grand théoricien de ce syncrétisme doctrinal entre nationalisme et réaction, deux courants jusqu’alors largement divergents – les cléricaux et royalistes n’étaient pas historiquement prédisposés au nationalisme et les ultra-patriotes sont à l’origine d’ardents républicains – et dont les avatars contemporains sont les souverainistes ultra-conservateurs du type Philippe de Villiers ou Marion Maréchal-Le Pen.

 

Nonfiction.fr : Contrairement à une idée reçue largement partagée, vous démontrez qu’aux origines de l’Action française, l’idéal monarchique défendu avec vigueur par Charles Maurras n’était pas prégnant. Comment s’est opéré ce basculement monarchiste? 

L.J. : Au départ, l’Action française est nationaliste et son grand homme est Barrès. Le rôle dominant de Barrès dans l’Action française de 1899-1901 a été l’une des principales découvertes de mon enquête.

Maurras a rejoint le petit groupe d’Action française dès janvier 1899. Il est le seul qui sache clairement où il veut aller et sa puissance intellectuelle est telle qu’il surclasse aisément tous les autres affidés de l’AF dont la doctrine nationaliste, essentiellement contestataire, reste confuse. Son seul rival est donc Barrès, l’auteur des Déracinés, l’inventeur du mot « nationalisme » (dans son sens moderne), qui se sent le devoir de suivre de près les groupuscules nationalistes nés de l’affaire Dreyfus et parraine toutes les entreprises de l’Action française jusqu’à l’été 1901. Mais Barrès n’a pas les moyens ni sans doute l’envie de lutter contre l’emprise irrésistible de Maurras sur Vaugeois, Bainville, Lasserre, Pujo et leurs amis : en septembre 1901, déprimé par divers échecs, comme l’insuccès de son roman politique L’Appel au soldat, et par le décès de sa mère, il annonce son retrait de toute activité politique… La place est libre pour Maurras.

 

Nonfiction.fr : Vous insistez ensuite sur le rôle central de l’Enquête sur la Monarchie de Charles Maurras paru en 1900. Qu’entend ce dernier lorsqu’il érige la défense d’un « nationalisme intégral » en principe fondamental de l’AF? 

L.J. : Formule apparue sous la plume de Maurras en 1899 et théorisée l’année suivante dans le quotidien royaliste Le Soleil, le « nationalisme intégral » signifie que si l’on est vraiment catholique, vraiment antisémite, vraiment partisan d’un pouvoir fort et incarné, on se doit d’adhérer au principe salvateur de la monarchie traditionnelle : « Essentiellement, écrit Maurras, le royalisme correspond aux divers postulats du nationalisme : il est lui-même le nationalisme intégral. » En somme, répète Charles Maurras à ses amis nationalistes révoltés par « l’anarchie dreyfusienne », seul le roi peut faire un « dictateur » crédible et, par une répression bien dosée, remettre de l’ordre dans le pays. Le piteux échec du coup d’État de Déroulède en février 1899, dans lequel ont trempé Barrès ou Pujo, sert pleinement sa rhétorique. Vous voulez un dictateur, leur dit-il, le duc d’Orléans sera votre homme !

 

Nonfiction.fr : Quelle place occupe l’antisémitisme dans le corpus idéologique de l’AF des origines ?

L.J. : Indissociable de l’élément central antilibéral/antidémocratique, l’antisémitisme est omniprésent dans la revue d’Action française des années 1899-1901, et à un niveau de radicalité rarement atteint, même ultérieurement, dans l’histoire de l’extrême droite sous la Troisième République. L’antisémitisme remplit alors une double fonction. D’une part, il incarne au plus haut point la volonté de rupture avec les principes républicains et les idées des droits de l’Homme. De l’autre, il représente, dans l’esprit de Vaugeois et de Maurras, un levier permettant de toucher le peuple, et de le gagner au roi. Dans les pages de L’Action Française, cet antisémitisme, alors ouvertement raciste, est plus visible, plus virulent que jamais durant la phase de transition entourant la conversion au royalisme, avec notamment les articles de Jules Soury, célèbre savant de l’époque et théoricien raciste précurseur du nazisme, qui poursuit les « sémites » de sa haine inexpiable…