Spécialistes des radicalités politiques, Nicolas Lebourg et Jean-Yves Camus nous livrent, avec Les droites extrêmes en Europe (Seuil, 2015), une somme colossale sur les mutations des droites populistes européennes.

 

Nonfiction.fr : Avec ce pluriel dans le titre, vous évitez l’écueil de fixer dans le marbre une myriade de mouvements hétérogènes caractérisés par leur grande plasticité. Vous rappelez à ce titre que le terme « extrême-droite » pose un problème méthodologique puisqu’il est utilisé principalement par ses adversaires politiques. Comment lever cette ambiguïté fondamentale autour de cette catégorie pour le chercheur ?

NL : « L'extrême droite » est avant tout une vision du monde, centrée sur l'idée que la société doit fonctionner comme un être vivant. L'une des premières apparitions de l'expression dans les années 1820 présente l'homme d'extrême droite comme un homme en colère – car les institutions n'assureraient plus l'ordre – et inquiet d'une possible révolution. C'est un caractère qui perdure ensuite. Les « extrémistes » n'aiment pas cette étiquette mais les cadres d'extrême droite ne cessent de parler de « l'extrême gauche », et ceux d'extrême gauche de « l'extrême droite ». Il faut considérer simplement que cette étiquette n'est pas une injure, qu'elle renvoie à un champ politique qui est structurellement installé dans notre vie politique. Le pluriel importe pour le chercheur car les champs politiques ont une grande variété interne, là on a en particulier la nécessité de distinguer « l'extrême droite radicale » qui apparaît après la première guerre mondiale (le fascisme, le nazisme, mais aussi des courants moins connus comme le traditionalisme évolien ou le national-bolchevisme, etc).

JYC: Il faut aussi admettre que toute société génère des formes de contestation radicale, qui ont leur légitimité à exister, dès lors qu'elles se plient au suffrage universel et/ou ne représentent pas un danger imminent pour l'ordre public. L'extrême-droite est l'une d'entre elles. La considérer comme un bloc est un legs dépassé des clivages du XIXème et du XXème siècle, lorsque la République n'était pas encore totalement consolidée. Il existe notamment une opposition totale entre les visions constructivistes de type fasciste, national-socialiste ou nationaliste-révolutionnaire, et celles de type traditionaliste/contre-révolutionnaire.

 

Nonfiction : Vous ouvrez votre ouvrage sur la création de l’assemblée constituante le 9 juillet 1789 qui marque la création des partis politiques et leur positionnement sur un spectre allant de la gauche à la droite. Est-ce à dire que pour comprendre les extrêmes droites européennes aujourd’hui, il faut nécessairement partir de l’histoire de France ?

NL : La Révolution Française c'est vraiment l'entrée des masses en politique, c'est la naissance de la démocratie de masse et l'aboutissement d'un processus qui édifie l'État-nation, puis verse dans l'impérialisme en provoquant la naissance d'autres nationalismes, quand les armées napoléoniennes entrent en Espagne ou en Allemagne. L'âge des masses c'est ensuite la société industrielle, les flux migratoires, l'intégration ou non du prolétariat, les empires coloniaux : des questions essentielles pour comprendre la naissance d'une idéologie interclassiste et nationaliste. Si on fait l'économie de situer l'extrême droite par rapport à tout ça, on finit souvent par la réduction à la Seconde guerre mondiale, et on passe à côté du sens du phénomène.

JYC : C'est la France qui, la première, adopte la définition contractuelle de la citoyenneté et fait de la Nation une entité ouverte sur l'Universel. D'où la difficulté à rendre intelligible en français le mot allemand « Volk », dans sa dimension ethnocentrique et organiciste. Toutes les familles des droites radicales expliquent la Révolution française comme la grande brisure de l'ordre traditionnel. Ensuite bien sûr, pour comprendre cette famille politique aujourd'hui, il faut étudier aussi le réveil national allemand, le Romantisme allemand.

 

Nonfiction : L’expérience fasciste s’est achevée en 1945. Les extrêmes-droites européennes ont été isolées et frappées du sceau de l’indignité idéologique. Elles ont donc été contraintes de réinventer leur radicalité. Quelle forme a pris leur renaissance dans les sociétés occidentales ?

NL : Le fascisme naît en 1919, mais le néo-fascisme naît dès 1942 : avec l'européanisation du front de l'Est, l'idéologie se concentre sur la question du bloc européen, et cela reste un marqueur central pour les néofascistes. Ensuite, le renouvellement des extrêmes droites se fait par la modification des rapports géopolitiques : après la guerre de 1870 vous avez l'apparition du national-populisme, après 14-18 le fascisme, et ça continue. Dans le monde de la Guerre froide Richard Nixon disait « nous sommes tous keynésiens » : les partis d'extrême droite qui émergent dans le nord de l'Europe sont anti-keynésiens. Le néo-populisme qui apparaît en Hollande après le 11 septembre 2001 voit Geert Wilders expliquer que l'extrême droite défend les valeurs libérales européennes contre le « totalitarisme » que serait l’islam.

JYC : L'expérience fasciste du pouvoir se termine en 1945, pas l'idéologie fasciste: les premières tentatives de résurgence de celle-ci, avec Maurice Bardèche, Per Engdahl ou Francis Parker Yockey, consistent dans un dépassement du nationalisme « étroit » par l'européisme et la recherche d'une « troisième voie » entre les deux blocs géopolitiques. Avec cette ambiguïté majeure que leur radicalité est asymétrique, puisque nombre d'anciens fascistes ou nazis sont en fait utilisés par les services des États occidentaux dans la « grande croisade anticommuniste ». Après la chute du bloc de l'Est, la radicalité mute, en termes géopolitiques : elle cherche à unir tous les acteurs de la périphérie contre ceux du centre, dont les États-Unis, l'Union européenne, l'OTAN et Israël sont vus comme la colonne vertébrale. D'autres droites extrêmes font le choix inverse, celui de l'occidentalisme contre le monde musulman.

 

Nonfiction : Revenons sur le cas français ; que répondez-vous à ceux qui voient dans le Front national une résurgence des mouvements anticonformistes des années 30 ? Les années 30 sont-elles de retour, pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif paru cette année ?

NL : Nous ne sommes pas dans les années 1930 et l'être humain à la capacité à inventer des régimes liberticides autres que le fascisme et de mettre en place de nouveaux crimes contre l'humanité, sans avoir besoin de se ressaisir des options fascistes qui étaient liées à la société industrielle et au dépassement des États-nations qu'avait signifié la Première guerre mondiale.

JYC : Il est curieux de constater que ceux qui pensent le retour des années 30 adoptent une vision cyclique de l'histoire qui est précisément celle de leurs adversaires ! Ceci mis à part, la société post-industrielle et post-moderne manque de la foi religieuse et messianique qui permettait la montée du fascisme. C'est d'ailleurs ce qui nous désempare face à l'émergence de l'islam radical, pour lequel l'individu n'existe qu'au service d'une cause et d'une communauté de croyants.

 

Nonfiction : On a vu, par le passé, des tentatives d’internationale néofasciste comme le MSE. Une telle internationale des extrêmes-droites européennes est-elle possible aujourd’hui ou les divergences idéologiques sont-elles trop fortes ?

JYC : Il existe des internationales de type néo-fasciste, généralement dans le cadre géographique européen. Cela a été le Front national européen des années 90, puis aujourd'hui l'Alliance pour la Paix et la Liberté. Le FN aussi appartient à un parti transnational, catégorie juridique du droit européen qui permet à des mouvements des pays membres de l'Union européenne de coopérer et de se doter de moyens financiers accordés par l'UE. Selon les nuances idéologiques, les droites radicales se retrouvent soit de manière formelle soit de façon plus informelle, si l'on prend le cas « identitaire ».

 

Nonfiction : Dans le contexte des attentats revendiqués par l’État islamique à Paris, où placer l’islam radical sur l’échiquier politique ? Peut-on considérer que l’islam radical s’inscrit dans la famille de l’extrême-droite ?

JYC : L'Islam radical est un totalitarisme en soi. La société qu'il promeut s'ordonnance autour de la distinction entre le licite et l'illicite autant que sur celle entre l'ami et l'ennemi, du moins à l'intérieur de la « oumma ». Il a « pioché » dans la pensée organiciste occidentale (Sayed Qotb a assimilé Alexis Carrel) et les théories complotistes de l'extrême-droite, en les remettant dans un contexte propre. De même, il utilise constamment des schémas antisémites et négationnistes véhiculés en Occident. Mais ce n'est pas une simple importation de concepts: c'est une hybridation de corpus doctrinaux avec des stéréotypes propres au fondamentalisme musulman.

NL : Par ailleurs, je ne suis pas certain que l'axe droite-gauche soit très opératoire quand on sort d'Europe. Après il y a des hybridations entre marges radicales : on s'échange des produits culturels, des méthodes d’action.

 

Nonfiction : L’antiracisme est aujourd’hui en déroute. Il est considéré par certains non plus comme un barrage mais comme une cause de l’essor de ce qu’il prétend combattre. Comment interpréter l’affaissement de cet antiracisme ?

NL : C'est un effet de la « droitisation », en définissant celle-ci comme un phénomène qui touche l'Occident depuis 40 ans et où l'État social et le consensus sur les valeurs de l'humanisme égalitaire sont détricotés au bénéfice de l’État pénal. En même temps la globalisation n'est plus centrée sur l'Occident et elle suscite une panique, en étant interprétée comme une orientalisation de l’Europe.

JYC : L'antiracisme répétitif et rituel a bloqué la pensée sur la période des années 30 et de la guerre. Ce n'est pas une raison pour le jeter aux orties. La disqualification de l'antiracisme est souvent le fait d'anciens militants communistes ou gauchistes dont la « repentance » reste l'attitude générale, alors même qu'ils en contestent l'opportunité lorsqu'il s'agit de l'appliquer au passé national. Comme je n'ai heureusement jamais appartenu à aucune de ces sectes-là et que j'ai plutôt l'habitude de ne rien renier, je préfère penser une société inclusive, dégagée des incantations inefficaces. Car disqualifier l'antiracisme, c'est nier que le racisme existe dans les faits, qu'il dégrade, voire qu'il tue.

 

Nonfiction : Vous écrivez que si la crise augmente l'audience des extrêmes droites européennes, leur montée n'est pas réductible au facteur économique : quel rôle attribuer dans ce cas à celui-ci ?

NL : La précarité augmente les concurrences mais elle provoque surtout le sentiment que nous sommes tous laissés au monde, solitaires. Précarité et « présentisme » nous isolent et cela fortifie l'idée d'un « nous » disloqué alors qu'en face il y aurait un « eux » solidaire, avec une Oumma solide. En outre, la disqualification de l'humanisme égalitaire se retrouve dans la contestation sociale : cette dernière n'exige pas aujourd'hui plus d'égalité sociale mais une hiérarchie sociale légitime, avec une exécration de ce que serait l'assistanat des immigrés et un travailleur national coincé entre profiteurs d'en haut et d'en bas. La demande de hiérarchie est bien plus forte aujourd'hui que la demande d'égalité.

 

Nonfiction : Quel rapport entretiennent les extrêmes droites européennes à la violence ? Est-elle, comme certains le pensent, structurelle à son épanouissement ?

NL : En la matière, on confond les extrêmes droites-régimes et les extrêmes droites-mouvements. Un mouvement d'extrême droite peut très bien être non-violent. Comme ce mouvement est composé d'individus et que l'homme d'extrême droite est un homme de colères il y a bien sûr la possibilité de la violence de manière récurrente. Mais dire que l'extrémisme nécessite le critère de la violence est un simplisme.

JYC : Les droites radicales ont cette particularité de considérer la guerre comme un état naturel des sociétés et le statut du guerrier comme une noblesse. Mais ce n'est pas elles qui ont « inventé » la guerre ! Et d'autres familles politiques l'ont utilisé pour supprimer leurs adversaires. Par contre, elles sont assez seules à penser que la guerre régénère

 

                                                                                               * Propos recueillis par David Navarro

 

À lire aussi sur nonfiction :

« Extrêmes droites de France et d'ailleurs », une lecture croisée de :

- Alexandre Dézé, Sylvain Crépon, Nonna Mayer, Les faux-semblants du Front National : sociologie d'un parti politique, Presses de Sciences Po, 2015

- Nicolas Lebourg, Jean-Yves Camus, Les droites extrêmes en Europe, Seuil, 2015

par Sylvain Boulouque