Deux mardis par mois, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si Philippe Auguste avait été tué pendant la bataille de Bouvines ?

 

À Bouvines, « si [Philippe Auguste] n’avait pas été protégé par la main de Dieu et une armure incomparable, ils l’eussent certainement tué » nous raconte Guillaume le Breton, chroniqueur qui fut témoin de la scène.

Philippe Auguste avait, par ses nombreux succès, étendu son domaine et consolidé le pouvoir royal   . Ses ambitions avaient multiplié les mécontents qui, au début de l’année de 1214, s’étaient coalisés afin de prendre ses terres en tenaille. Jean sans Terre, roi d’Angleterre, attaquerait par le sud-ouest, en passant par les anciennes possessions plantagenêses (le Poitou et l’Anjou perdus en 1206) ; l’empereur Othon IV de Brunswick, les comtes Ferrand de Flandre et Renaud de Boulogne frapperaient par le nord. Philippe Auguste rassembla son ost. Il confia le commandement d’une chevauchée au sud de la Loire à son fils Louis, afin de contrer le Plantagenêt. Le 2 juillet, le jeune prince mit en déroute l’armée de Jean sans Terre, devant La Roche-aux-Moines. De son côté, Philippe Auguste gagna le nord du royaume. Espérant prendre ses adversaires à revers en marchant sur Tournai, il dut finalement, après la perte de Mortagne, faire retraite vers Lille.

En ce 27 juillet 1214, au pont de Bouvines, l’armée capétienne rencontra la coalition formée par l’empereur, le comte de Flandre et celui de Boulogne. Après des hésitations (le 27 juillet 1214 était un dimanche, jour du Seigneur), les adversaires se décidèrent à engager les combats. Bien qu’il menait des opérations guerrières depuis le début de son règne (1180), Philippe livrait à Bouvines sa première bataille rangée. Et sa dernière...

Après s’être défiés à distance, en lançant des cris de guerre, des milliers de combattants s’élancèrent. Les épées des chevaliers s’entrechoquèrent, les piques des sergents et des milices urbaines percèrent les chairs des chevaux et des hommes. Au centre des affrontements, l’empereur et ses mercenaires brabançons enfoncèrent les lignes capétiennes. Philippe Auguste se retrouva brusquement en première ligne. Bientôt encerclé, il fut jeté à bas de son cheval et tué. Un cri s’éleva bientôt parmi les belligérants : « le roi des Francs est mort ! »   . On peut imaginer la confusion : dans la poussière et le sang, le corps principal de l’armée capétienne fut mis en déroute.

Bouvines se transforma en une cinglante défaite et ouvrit la route vers Paris pour l’empereur et ses alliés. En marchant sur la capitale   , ces derniers arborèrent fièrement l’oriflamme de Saint-Denis, symbole de la royauté capétienne, capturé lors de la bataille, comme l’avaient été le duc Eudes de Bourgogne et Enguerrand de Coucy, deux grands vassaux de Philippe Auguste.

Louis, apprenant la nouvelle de la mort de son père, se réfugia à Bourges, où l’archevêque Giraud de Cros l’accueillit et le couronna dans l’urgence : Philippe Auguste, contrairement à ses prédécesseurs, n’avait pas pris la peine de faire sacrer son fils de son vivant. La menace que faisait peser les coalisés sur Paris, ne laissait d’autre solution au jeune Capétien que de se placer dans la main de l’Église et des grandes familles princières du moment. Dans la constellation politique complexe et troublée de ce début de XIIIe siècle, Louis trouva l’appui du comte de Champagne et du comte de Toulouse. Le premier, Thibaud IV, était parent du Capétien (son arrière-grand-mère, Adèle, était la mère de Philippe Auguste). Le second, le vieux Raimond VI, défait par Simon de Montfort à Muret (septembre 1213), se rapprocha du jeune roi à la condition que celui-ci interfère auprès du pape pour endiguer l’avancée des croisés dans le Sud du royaume.

Le 23 septembre 1214, Louis vint porter secours à Paris, assiégée depuis deux mois par Otton IV. La bataille, longtemps indécise, se solda finalement par une victoire capétienne. Suivra une campagne de trois ans, qui aboutira au traité de Reims (18 octobre 1217). Fruit d’âpres négociations et de la volonté d’obtenir un compromis durable entre l’empereur et le Capétien, ce texte établissait un nouvel équilibre en Europe rhénane. Louis VIII renonçait à ses prétentions sur les comtés de Flandre et de Boulogne, qui intégraient l’Empire. En échange, Otton IV céda plusieurs villes (notamment Luxembourg, Metz et Strasbourg) et promit de ne plus attenter au royaume de France.

La mort de Philippe Auguste à Bouvines eut ainsi plusieurs conséquences. Tout d’abord, elle fragilisa la suzeraineté du Capétien. Louis VIII, obligé de parlementer avec plusieurs princes pour obtenir leur appui, dut se résoudre à voir se renforcer les forces centrifuges de son royaume. Le comté de Toulouse, dont le roi aurait pu s’occuper en l’ancrant durablement dans la mouvance royale, retrouva une relative autonomie. Suivie de plusieurs années de guerre de reconquête, et donc de dépenses pour entretenir l’ost de France, Bouvines s’accompagna d’une baisse sensible des ressources du gouvernement royal et des moyens dont disposait le roi pour entretenir proches et agents, acquérir et consolider des forteresses. Dans les années 1220, les coffres de la monarchie étaient presque vides. Louis VIII fut amené à recourir à des ressources extraordinaires, c’est-à-dire à des rentrées d’argent autres que celles de son domaine, en faisant appel à des prêteurs professionnels, en particulier Juifs. Il dut, pour ce faire, rompre avec la politique anti-juive, faite de mesures ségrégatives et d’extorsions financières, que son père avait menée. Par l’ordonnance Ad Judeos, publiée à Melun en 1228, Louis VIII accorda aux Juifs du royaume de France sa protection et le statut d’hommes libres   .

La défaite retarda l’émergence du sentiment national, encore étroitement lié au charisme du roi. Les chroniqueurs du XIIIe siècle ne pardonnèrent pas à Philippe Auguste de s’être présenté sur le champ bataille et d’avoir perdu face à l’empereur : Bouvines était la punition divine pour un roi querelleur, excommunié par le pape pour avoir eu une concubine. Philippe Auguste avait épousé, en premières noces, Isabelle, fille de Baudoin V de Hainaut, qui lui apporta l’Artois, Amiens et le Vermandois en dot. Elle mourut en 1190. Le 14 août 1193, le roi de France se maria avec Ingeburge, fille du roi Knud VI de Danemark, mais la congédia dès le lendemain de ses noces. En juin 1196, il se remaria avec Agnès de Méranie. Mais cette union ne fut pas reconnue par Innocent III, qui jeta l’interdit sur le royaume de France   . Jusqu’à ces plus récents biographes et dans l’historiographie actuelle les analyses proposées de ce roi et de son action passent au filtre de cette bataille : alors que Philippe Auguste avaient œuvré au renforcement du domaine royal (de « l’unité française » écrivent les érudits du XIXe siècle) tout au long de son règne, il joua sa vie et son œuvre en une seule journée. Souverain fantasque, il est alors dépeint comme un guerrier médiocre. Seuls quelques romantiques louèrent son esprit chevaleresque : Philippe Auguste s’était placé au-devant de ses troupes, recevant les coups de ses adversaires et tombant au champ d’honneur.

Enfin, Bouvines eut des conséquences sur les principaux royaumes d’Europe occidentale : elle renforça le pouvoir d’Otton IV sur son rival Frédéric de Hohenstaufen, ce dernier n’accédant pas à l’empire, il n’y aura pas de sixième croisade et donc pas de récupération de Jérusalem en 1229, pas plus que de Stupor Mundi (la « Stupeur du monde », surnom donné à Frédéric II par ses contemporains) ; elle assura le rattachement de la Flandre à l’Empire et relativisa l’échec de Jean-sans-Terre à La-Roche-aux-Moines. Les barons anglais, qui souhaitaient arracher au roi une « Grande Charte des libertés d’Angleterre », durent ronger leur frein
 

Pour revenir au vrai
 
Sur Philippe Auguste :
 
BALDWIN John, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondements du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1991.
 
BAUTIER Robert-Henri (dir.), La France de Philippe Auguste, le temps des mutations, Colloques internationaux CNRS n° 602, 29 septembre – 5 octobre 1980, Paris, Éditions du CNRS, 1982.
 
Sur la bataille de Bouvines, et son influence en Europe :
 
BALDWIN John et SIMONS Walter, « Bouvines, un tournant européen (1214-1314) », Revue Historique, n° 671, Paris, PUF, 2014, p. 499-526.
 
DUBY Georges, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 2005 [1ère édition : 1973].