Rachel Bouvet étudie la dimension géographique de l’acte de lecture à travers les œuvres de Kenneth White, Victor Segalen et Le Clézio.
Dans cet essai, Rachel Bouvet réfléchit à la dimension géographique de l’acte de lecture. Pour cela, elle s’appuie sur ses origines bretonnes et décide de revisiter sous l’angle de la géopoétique les œuvres de trois écrivains qui ont en commun cet ancrage breton : Kenneth White, Victor Segalen et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Elle ajoute également que c’est l’impulsion induite par La Traversée, l’Atelier québécois de géopoétique qu’elle a fondé et qu’elle anime depuis une dizaine d’années, qui a favorisé l’écriture de ce livre. Cet ouvrage se divise en trois escales correspondant à la lecture géopoétique des trois écrivains étudiés. La première partie est ainsi consacrée à Kenneth White. C’est justement ce dernier qui a conçu la « géopoétique » et a fondé un institut international dédié à cette discipline en 1989. Et, dans cette lancée, plusieurs ateliers ont vu le jour à travers le monde.
La géopoétique est un champ transdisciplinaire qui cherche à construire un nouveau territoire où tout un chacun peut y avoir des repères. Rachel Bouvet écrit ainsi que « la géopoétique vise à développer un rapport sensible et intelligent à la terre en élaborant une nouvelle manière d’envisager les rapports entre les disciplines artistiques et scientifiques » . Il est important de créer un lieu de rencontre qui va au-delà des disciplines que la géopoétique convoque. Par ailleurs, l’un de ses principes est le mouvement. Il faut certes réfléchir en solitaire, mais surtout aller vers les autres. La géopoétique est un champ d’étude qui invite au partage, d’où l’importance des colloques, des rencontres et des lectures. Le concept d’« altérité » a donc toute sa place ici. Dans cette perspective, les rencontres effectuées doivent engendrer le dépassement des cultures et la remise en question du mode de vie et de penser en Occident. Kenneth White pense que la géopoétique doit, autant que faire se peut, tenter de résister au besoin de moderniser absolument un lieu, de céder aux retombées économiques. Il faut plutôt vivre intensément les lieux.
La carte est le matériau de base servant de support aux signes dessinés ou écrits. Elle permet de représenter un lieu. La démarche de Kenneth White vise à établir un lien entre la carte et le texte littéraire. À cet effet, il se demande s’il ne faut pas inventer de nouvelles conventions cartographiques, remettre en question les conventions instaurées par la géographie.
Dans la deuxième escale, l’auteur s’intéresse à la lecture de l’altérité chez Victor Segalen. Elle examine certains gestes de lecture afin d’en tirer des observations sur la façon dont nous entrons en contact avec les textes. À cet effet, Victor Segalen préconise une lecture nomade des œuvres. En d’autres termes, c’est une lecture qui revient souvent sur les mêmes textes, les mêmes auteurs. C’est également une lecture qui traverse les cultures. C’est dans cette optique que Noël Cordonier soutient que « lire Segalen, c’est constamment mettre à l’épreuve nos conventions culturelles et nos usages lettrés » . Victor Segalen s’interroge aussi sur la confrontation entre le réel et l’imaginaire en se demandant si les paysages rencontrés dans les textes littéraires correspondent toujours à nos attentes. L’écrivain estime, à cet effet, que le réel et l’imaginaire sont complémentaires. C’est l’interaction entre ces deux éléments qui donne naissance au sentiment de plénitude et d’harmonie à travers le monde.
Il est aussi question de la comparaison des figures de la mer chez Victor Segalen et J.M.G. Le Clézio dans la deuxième escale. À cet égard, Rachel Bouvet signale que ces deux écrivains sont nés auprès de la mer : Brest (ville portuaire bretonne) pour Segalen et Nice (ville méditerranéenne) pour Le Clézio. Chez les deux écrivains, le voyage en bateau déclenche l’écriture. On le voit chez Segalen avec des œuvres telles que Les Immémoriaux, Le Maître-du-jouir, Le Journal des îlots. Le Clézio, a, quant à lui, pu écrire des œuvres comme La Quarantaine, Le Chercheur d’or, Voyage à Rodrigues. Dans l’œuvre de Segalen, les textes et les cartes consacrent la primauté à l’océan Pacifique. Chez Le Clézio, c’est surtout l’océan Indien qui semble l’habiter intérieurement. Le Clézio parle surtout de brassage ou métissage culturel. Le métissage impose l’idée d’un processus se situant à l’intérieur d’une zone frontière mouvante, d’un espace où les signes des différentes cultures se font et se défont sans cesse. Segalen préfère plutôt parler d’« exotisme ». Il suppose un mouvement vers l’extérieur.
La deuxième escale met également en exergue la question d’altérité chez Victor Segalen. À en croire ce dernier, c’est en confrontant les cultures que l’on peut arriver à s’éloigner de notre façon de voir le monde. C’est ce qu’il fait à travers son œuvre intitulée Les Immémoriaux. Le récit a un narrateur omniscient dont l’origine maorie ne souffre d’aucune contestation. Ainsi, les événements sont présentés du point de vue du personnage principal. Et cela conduit à remettre en cause la vision occidentale du monde. L’exotisme se construit à partir d’un point de vue maori. Ce sont les Blancs qui éveillent la surprise, l’étonnement, la curiosité et qui apparaissent étranges aux yeux des Tahitiens. Dans cette perspective, le lecteur se déplace mentalement à la frontière de sa propre culture et se met à rêver à une culture autre que la sienne. À travers ce roman, Segalen indique son besoin de rendre hommage à un peuple oublié. Rachel Bouvet pense que cela est peut-être dû au fait qu’il soit lui-même issu d’un peuple oublié – les Bretons – avec une culture orale et une langue en voie de disparition.
Dans la troisième escale, Rachel Bouvet opère une topographie des espaces aquatiques et désertiques chez Le Clézio. Il s’agit surtout de faire une approche géopoétique du roman et de mieux comprendre l’élaboration des configurations spatiales. Pour étudier les phénomènes de la spatialité dans le texte romanesque, l’auteur découpe l’espace romanesque en quatre temps à partir d’une conception mathématique : le point, la ligne, la surface et le volume. En outre, elle étudie comment se déploient les paysages du désert et de la mer qui forment les deux versants de l’imaginaire de l’immensité chez Le Clézio. L’auteur constate ainsi que le roman favorise tous les types de descriptions. Alors que la nouvelle focalise l’attention sur la vision panoramique. C’est d’un point élevé que le lecteur peut apercevoir les paysages. Cela donne ainsi lieu à une expérience intense.
L’accent est également mis, dans la troisième partie, sur l’altérité et la spatialité dans les textes de Le Clézio. L’auteur distingue ainsi deux types d’altérité : une binaire et une des frontières. L’altérité binaire est envisagée comme une opposition tranchée entre le moi et ce qui est autre. C’est, par exemple, le cas dans La Quarantaine. Les Blancs vivent séparés des Indiens. Ils s’installent dans des bâtiments faits de blocs de lave cimentés situés à l’est de l’île Plate, tandis que les immigrants indiens, embarqués à Zanzibar, restent dans le campement des coolies, dans la baie de Palissades, à l’ouest, là où vivaient déjà des Indiens avant leur arrivée. Il y a clairement une distinction entre les cultures. De ce fait, l’altérité n’entraîne aucun changement, elle se réduit à la différence. L’altérité des frontières, quant à elle, est la force centrifuge dirigée vers la périphérie. Rachel Bouvet précise que « dans le cadre de l’expérience, ce qui est autre se présente comme un élément concret, doté d’une certaine matérialité : il peut s’agir d’une roche, d’un insecte, d’un environnement physique, d’un individu, d’un groupe de gens, d’une architecture, etc. » . L’altérité des frontières conduit à s’aventurer dans l’opacité des signes, à s’immerger dans un univers où les signes sont flottants.
La troisième escale explique aussi comment la lecture permet de faire l’expérience de l’altérité culturelle chez Le Clézio. Rachel Bouvet cite ainsi la lecture des toponymes étrangers. C’est le cas, par exemple, de « Saguiet al Hamra », le nom du bateau aux sonorités indiennes ou encore de la carte de l’île Plate rédigée en anglais. On peut également mentionner la polyphonie narrative, un entrecroisement entre les récits dans Désert, Onitsha et La Quarantaine qui déstabilise le lecteur en le faisant passer d’un récit à un autre. Le lecteur a ainsi l’impression de perdre ses repères et de se noyer dans une nouvelle culture.
Cet ouvrage est salutaire car il explore un champ d’étude peu connu, même si plusieurs ateliers de géopoétique ont vu le jour depuis 1989. Il ouvre de nouvelles perspectives aux étudiants et chercheurs en littérature, ainsi qu’à toute personne attirée par les espaces et la Terre et désireuse d’aller au-delà des convenances instituées et de sa propre culture.
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