« Ce sont en dernier ressort les écrivains eux-mêmes qui ont attiré l’attention des critiques et des géographes sur l’importance de la spatialité littéraire. »

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

Poète (Issu de l’oubli, De chair et d’air), éditeur (Œuvres poétiques complètes de Jules Supervielle, « La Pléiade », Gallimard), professeur d’université, auteur de nombreux essais (L’Horizon fabuleux en 1988, Paysage et poésie en 2005, La Pensée-paysage en 2011) et directeur de volumes collectifs (Autour d’André du Bouchet en 1988, Les enjeux du paysage en 1997, Le Paysage, état des lieux en 2001, Paysage et modernité(s) en 2007…), Michel Collot marche sur ses deux jambes, l’une parcourt les paysages, l’autre arpente les poèmes, mais le plus souvent, les deux avancent au même pas et Michel Collot découvre les paysages nécessairement poétiques et les poèmes invariablement paysagers… Face à une colossale bibliographie d’ouvrages, de thèses, de mémoires, d’actes de colloques, consacrés aux relations qu’un auteur entretient avec un paysage (qu’il soit rêvé ou réel, urbain ou maritime…), travaux souvent érudits produits par des spécialistes passionné-e-s d’une œuvre, Michel Collot propose un livre en deux temps : le premier (« Orientations ») visite certaines approches (géographique, géocritique, géopoétique) et une seconde (« Explorations ») expérimente une démarche, la sienne, en « explorant » l’œuvre d’auteurs qu’il apprécie particulièrement (Barbey d’Aurevilly, Jules Supervielle, Michel Butor, Claude Simon, Pierre-Yves Soucy).

Constatant que l’histoire s’est emparée de la littérature bien avant la géographie, Michel Collot enquête pour en comprendre les raisons. L’histoire est plus ancienne, comme discipline universitaire instituée et trouve en la plupart des romanciers des alliés qui privilégient le temps, celui du récit comme celui de l’Histoire. Mais l’espace joue également un rôle de plus en plus important à partir de la fin du xixe siècle, avec l’affirmation régionaliste, l’exode rural et la multiplication des voyages pour cause de vacances, de cures thermales, de bains de mer ou de découverte d’un autre pays, d’une autre ville. Aussi, précise-t-il que : « Le terme de ‘géographie littéraire’ recouvre en effet des orientations diverses, qu’il importe de distinguer tout en essayant de les articuler : des approches de type géographique, qui étudient le contexte spatial dans lequel sont produites les œuvres (une géographie de la littérature) ou qui repèrent les référents géographiques auxquels elles renvoient (la géographie dans la littérature) ; des approches de type géocritique, qui analysent les représentations et les significations de l’espace dans les textes eux-mêmes ; des approches de type géopoétique, qui se concentrent sur les rapports entre la création littéraire et l’espace mais aussi sur la façon dont ils sont mis en forme. » Michel Collot rappelle à notre bon souvenir quelques « précurseurs », comme Hippolyte Taine et sa théorie trinitaire (« milieu-race-moment »), Jean Charles-Brun (Les Littératures provinciales en 1907, mais aussi Le Régionalisme en 1911, livre à redécouvrir en ce temps de réforme territoriale venue d’en-haut), Albert Thibaudet qui publie en 1929, « Pour la géographie littéraire » ou encore André Ferré, auteur de La Géographie de Marcel Proust (1939) et surtout de Géographie littéraire (1946), dans lequel l’on peut lire : « Les œuvres ne sont pas nées seulement en des temps, mais aussi en des lieux, les écrivains ont vécu dans l’espace comme dans la durée ; ils se répartissent autant en pays, en provinces et en terroirs qu’en siècles, en générations et en écoles […]. »

L’auteur présente et commente chacune de ces trois approches. La première s’épuise peu à peu (les langues régionales ne font plus l’objet de revendications populaires et semblent destinées à des écomusées) malgré un intérêt toujours actif pour une littérature du terroir, qui s’apparente à un chant du cygne. Michel Collot n’insiste pas assez, à mon avis, sur l’urbanisation des mœurs qui travaille la société française (toutes les sociétés ?) et qui génère une géographie déterritorialisée qu’affectionnent romancières et romanciers contemporains (Ernaux, Toussaint, Bon, Echenoz, NDiaye), auteur-e-s de polars (davantage centrés sur une ville : Marseille, Toulouse, Bordeaux) et découvreurs des banlieues (« Lire et écrire la ville », dossier de la revue Urbanisme n° 379, 2011). De même la cybergéographie, tant présente dans la SF, mérite aussi notre attention… Michel Collot s’attarde, avec juste raison, sur deux autres approches. Il laisse Bernard Westphal présenter la géocritique, dont il est un des théoriciens : « La géocritique, contrairement à d’autres approches de l’espace en littérature […] vise à connecter plusieurs regards tournés vers un même lieu. Il ne s’agit plus tant d’examiner la manière dont un écrivain rend compte de l’expérience que lui a inspirée telle île ou telle ville, que de superposer les points de vie concernant un lieu privilégié »   . Il salue le Dictionnaire des lieux imaginaires concocté par Alberto Manguel et Giani Guadalupi (1998) et la thèse de Pierre Jourde, Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de monde au xxe siècle : Gracq, Borges, Michaux, Tolkien (1991) avant d’évoquer Jean-Pierre Richard (Paysage de Chateaubriand en 1967, Essais de critique buissonnière en 1990 et Chemins de Michon en 2008).

La géopoétique a deux papas, Michel Deguy, qui utilise ce terme dès la fin des années 1960 et Kenneth White qui le revendique à partir de 1979, lance en 1989 un Institut international de géopoétique et une revue, en 1992, les Cahiers de géopoétique. Pour Michel Deguy, « tout logos est topos » et dans Figurations, il note : « Longtemps […] j’ai cru que certaines choses en leur agencement, disons certains lieux, faisaient parabole. […] J’ai cru qu’on pouvait entendre géo-logie sur le modèle d’astrologie ; qu’une sorte de ‘géo-poétique’, connaissance des vallées de la terre allait être possible, comme des figurants de ce qui est à penser, et que la métaphore ou transfert de l’être en figures à la pensée était le nom de l’espace ‘poétique’ […]. » Depuis quelques années, le poète a quitté la stricte géographie pour la Terre et sa symbolique, aussi parle-t-il plus volontiers d’écocide, comme dans Écologiques (2012). Kenneth White est persuadé que « la géopoétique commence avec un corps en mouvement dans l’espace », c’est donc en marchant qu’on poétise son itinéraire et que celui-ci à son tour nous inonde de son enchantement. Dans Le Plateau de l’Albatros, Introduction à la géopoétique (1994), Kenneth White écrit : « Un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’esprit et la terre. Quand ce rapport est inepte et insensible, on n’a […] que de l’immonde. Pour qu’il y ait un monde, au sens plein du mot, un espace commun appelant à une vie dense et intense, il faut que le rapport soit, de la part de tous, sensible, subtil et intelligent. On voit plus clairement maintenant le sens de ‘géo’ dans la notion de géopoétique. Le travail géopoétique viserait à explorer les chemins de ce rapport sensible et intelligent à la terre, amenant à la longue, peut-être, une culture au sens fort du mot. » Kenneth White refuse le duo « sujet/objet » et lui préfère la psyché, le corps, les sens, le cosmos…

Michel Collot suggère une autre définition qui soit « une topologie plutôt qu’une topographie ». C’est ce qu’il illustre dans la seconde partie, non pas en mêlant des œuvres, mais en les étudiant séparément, afin de leur laisser toute liberté dans leur déploiement spatial. Fin connaisseur de Jules Supervielle né à Montevideo, le chapitre qu’il lui décerne est éclairant, tant il comprend les emboîtements d’espaces affectifs que ce dernier ne cesse d’effectuer : « Je fais corps avec la pampa qui ne connaît pas la mythologie […]. Je me mêle à une terre qui ne rend de compte à personne et se défend de ressembler à ces paysages manufacturés d’Europe, saignés par les souvenirs. »   . Michel Collot repère dans ces textes entre plusieurs espaces des similitudes avec les poèmes de deux autres poètes d’outre-Europe, Laforgue et Lautréamont. Lecteur régulier et inspiré de Michel Butor, il nous familiarise avec le « génie des lieux » et trouve de la géographie à chaque page, à chaque ligne, même L’Emploi du temps serait un emploi de l’espace… Cet inventeur qu’est Michel Butor demeure curieusement peu lu et c’est dommage, car ses écritures démontrent l’incroyable éventail de sa créativité tant formelle que théorique. « Le syntagme ‘génie du lieu’ », explique Michel Collot, établit au contraire une relation étroite entre l’espace et l’esprit humain. L’ambiguïté du génitif autorise deux interprétations de cette relation, qui n’est pas à sens unique ; car, si le lieu exerce une forte influence sur l’esprit, ce dernier lui imprime aussi en retour sa marque. » Ce que Michel Butor reconnaît : « Certains lieux sont particulièrement actifs, révélant des parties de nous-mêmes que nous ignorions ; c’est ce que j’appelle leur ‘génie’. »   Michel Butor fouille les lieux de chaque auteur qu’il fréquente et considère que la localisation d’une intrigue participe à l’intrigue elle-même et aussi à son écriture. « À bien des égards, toute littérature, avoue Michel Butor, est littérature de voyage. C’est une relation fondamentale, l’écriture elle-même est un mouvement sur la page […] »   .

Cet essai, riche et exigeant, se veut davantage une invitation à développer une « géographie littéraire » qu’un manifeste pour une géographie littéraire, l’auteur n’est en rien combatif, il espère, avant tout, faire partager ses plaisirs de lecteur et murmurer à l’oreille de celle ou de celui qui le lit : « Toute action romanesque, toute émotion poétique, toute intrigue, tout rêve, s’inscrit dans une géographique. » Comme si cette écriture de la terre devenait l’écriture des terriens…