Discours racistes, liberté d’expression et universalisme républicain. Une défense de la pénalisation de l’injure raciste.

 C’est un livre roboratif que vient de publier Gwénaële Calvès sur une question où la référence au «  politiquement correct  » avait fini par être l’arbitre des élégances entre ceux pour qui «  on ne peut plus rien dire  » («  on ne peut même plus rigoler  », disent-ils, sans peut-être avoir vu le spectacle en cours de Patrick Timsit à La Gaîté Montparnasse) et ceux pour qui la liberté d’expression, pour être un «  droit fondamental  », n’en a pas moins des limites, dont celles touchant aux injures, aux diffamations, à la négation ou à l’apologie des crimes contre l’humanité, aux discours et provocations à la haine.

Gwénaële Calvès s’intéresse ici à l’injure raciste à partir de cas précis ayant par ailleurs entre eux une unité. Il s’agit en premier lieu du jugement rendu le 8 juillet 2014 par le tribunal correctionnel de Cayenne contre une militante du Front national et le Front national lui-même pour un photomontage publié par la première sur sa page Facebook et consistant en une photographie d’un petit singe habillé en fillette à laquelle était accolée la photographie de la garde des sceaux Christiane Taubira. Il s’agit, d’autre part, du jugement de relaxe d’un dessinateur de Minute pour un dessin représentant Mme Taubira, un dessin publié en réaction au jugement de Cayenne, ainsi que le jugement de condamnation de Minute pour une «  Une  » représentant «  étrangement  » Mme Taubira et accompagnée d’une légende «  Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane  ».

 

Justification de l’exclusion de l’injure raciste de la liberté d’expression

 

L’auteure ne s’attache donc qu’à une seule des limites légales de la liberté d’expression en France, celle tenant à l’injure raciste. Ainsi, son sujet est à la fois précis et restrictif puisque, d’une part, elle n’envisage que de manière secondaire et systémique la diffamation raciste ou la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciste, et que, d’autre part, elle n’envisage pas les incriminations légales (injures, diffamations, provocations) des discours dirigés contre une personne ou un groupe de personnes à raison de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle, du handicap, quand bien même arrive-t-il au langage des médias de parler confusément à propos de ces derniers sujets de «  racisme  ». Cette unité du sujet a son importance, tant il est vrai que beaucoup de considérations générales sur «  la  » liberté d’expression «  en danger  » ont intérêt à ignorer certains interdits légaux moins «  médiatiques  », ainsi qu’à se dispenser des différences entre les catégories légales et, s’agissant spécialement de la loi de 1881, de ses particularismes procéduraux si … particuliers et «  rébarbatifs  » aux profanes.

Clairement et sans la moindre équivoque, Gwénaële Calvès défend la pénalisation de l’injure raciste. Pas parce que «  le racisme n’est pas une opinion, mais un délit  », formule dont elle relève avec raison qu’elle n’est en réalité qu’une simple restitution du droit positif, une restitution au demeurant inexacte puisque, dans certains cas, le droit fait bien du propos raciste une… opinion délictuelle. Gwénaële Calvès ne défend pas davantage la pénalisation de l’injure raciste avec l’argumentation conséquentialiste de ceux qui imputent à cette infraction, mais sans en faire la démonstration, l’«  effet vertueux d’une euphémisation de la violence verbale  ».

La défense de la pénalisation de l’injure raciste promue dans Envoyer les racistes en prison ? est principielle et fondée sur les «  valeurs de la République  » que sont «  l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race, d’origine ou de religion  ». «  De tels principes  », écrit l’auteure, «  posent les fondements d’une communauté politique qui n’est pas déjà là, mais toujours à construire  » (p. 88). Certes, a-t-on envie d’objecter, ce n’est pas moins vrai au Royaume-Uni, en Allemagne, au Canada, en Suède, aux Pays-Bas… aux États-Unis d’Amérique. De fait, si l’on ne prend en compte que les premiers pays cités, il n’existe pas une exception juridique française dont on pourrait dire qu’elle souffrirait de la comparaison avec d’autres législations d’États démocratiques. Il est vrai que les discours hostiles au droit français de la répression des propos racistes ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que ce droit n’est jamais plus que l’une des résonances nationales d’un certain «  ordre public européen  », celui défini par le Conseil de l’Europe comme par l’Union européenne, cette dernière disposant en la matière de nombreux textes contraignants pour les États membres. Ces discours sont peut-être facilités par l’absence de travaux en langue française qui rapportent, à l’échelle au moins de l’Union européenne, l’intensité des mobilisations ou des sollicitations de la législation nationale devant les juges, la nature et la portée des traitements juridictionnels nationaux des discours racistes.

Américaniste, Gwénaële Calvès sait que les États-Unis sont un «  problème  » pour la défense de la pénalisation de l’injure raciste puisqu’ils ne promeuvent pas moins que «  nous  » les idéaux de «  l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race, d’origine ou de religion  ». Le lecteur habitué à s’entendre expliquer la conception américaine de la liberté d’expression par des considérations tirées notamment du «  libre marché des idées  » regrettera peut-être que l’auteure ne développe pas davantage l’explication qu’elle propose de la différence américaine par «  la fameuse neutralité axiologique de l’État  » en Amérique. Car après tout, pourquoi cette neutralité s’accommode-t-elle de l’affichage par l’État américain et les autres entités publiques américaines de leurs préférences contemporaines en différents domaines (government speech), y compris en matière de refus des opinions racistes (de la part des agents publics ou sur des supports relevant de la propriété publique), mais pas de l’incrimination de l’expression d’une «  simple  » opinion raciste (celle qui n’est pas incitative à la commission d’un acte raciste, puisque, à défaut, cette opinion est punissable, comme l’est par ailleurs l’acte raciste) ?

 

Circonspection tendancielle du traitement judiciaire de l’injure raciste

 

Une justification libérale ou républicaine (comme chez l’auteure) de la pénalisation de l’injure raciste ne «  tient  » que si le droit antiraciste définit cette infraction d’une manière qui lui permette d’être appliquée conformément à son but et si le sens de cette infraction est compris par les organes d’application du droit. Le cœur de la démonstration de Gwénaële Calvès, ou plutôt de sa critique des critiques de l’injure raciste, porte sur ces questions. Elle répond de manière nuancée dans les deux cas, mais avec une indulgence compréhensive des sujétions caractéristiques du travail du législateur ou du juge. Pour ainsi dire loin du tumulte médiatique des déclarations des avocats de presse dont les journalistes seul(e)s imaginent, ou semblent imaginer, qu’elles sont des «  opinions doctrinales  » et non des opinions déterminées par le côté où ils se trouvent, ponctuellement.

De la rédaction de la loi de 1881 sur cette infraction, l’auteure montre combien sa subtilité s’est révélée heureuse à l’épreuve du temps. Quand on y pense, c’est un peu miraculeux car cette rédaction date d’une époque (1972) où il n’y avait pas encore vraiment dans le champ académique ou médiatique français, ni psychologie ni linguistique des stéréotypes ou des discours racistes. La lecture de Gwénaële Calvès suggère néanmoins que la distinction légale entre «  injure raciste  » et «  diffamation raciste  » est à revisiter, compte tenu notamment de ce que la Cour de cassation, dans une remarquable compréhension du discours raciste, a jugé que contrairement à la diffamation «  basique  », la diffamation raciste ne pouvait être contestée au moyen d’une «  exception de vérité  » (exceptio veritatis) du propos litigieux. Quant au travail des juges, Gwénaële Calvès en montre également toutes les subtilités, sémiologiques, sociologiques, philosophiques, etc. Ainsi que certaines aberrations plus ou moins conscientes. Celles des juridictions de province qui ont été choisies par le plaignant précisément parce que le contentieux de la loi de 1881 n’est pas leur quotidien. Celles du tribunal correctionnel de Cayenne qui «  s’est lâché  » en condamnant exceptionnellement la prévenue à une peine privative de liberté et en condamnant le Front national en tant que personne morale alors que la responsabilité pénale des personnes morales n’est pas applicable aux infractions de la loi de 1881. Encore faut-il savoir si le tribunal de Cayenne a été plus «  idéologue  » que tel tribunal de grande instance qui avait refusé d’appliquer la Convention européenne des droits de l’Homme parce qu’il s’agissait d’un texte «  maçonnique  ». Épiphénomènes, car les cours d’appel et la Cour de cassation… veillent au grain. Et, puisque nous avons semblé critique des avocats de presse, soyons-le également de certains juristes-universitaires. «  Nous ne lisons plus les commentaires des professeurs de droit  », nous a dit un jour un grand magistrat du droit de la presse et des médias. «  Parce que nombreux sont ceux qui commentent nos décisions sans toujours avoir lu le livre, sans avoir vu le film ou l’exposition, simplement sur la foi des résumés de presse. Ils semblent ne pas comprendre que la loi ne nous accorde pas le loisir de faire comme eux  ».

 

L’injure raciste, la loi pénale de 1881, le droit pénal commun

 

Ce reproche ne peut pas s’appliquer à Gwénaële Calvès puisque sa restitution des faits qui sont au cœur des jugements qu’elle étudie est d’un très grand scrupule, à force d’exhaustivité. L’on a quand même été tenté de lui faire le reproche de n’avoir pas consacré de lignes au devenir de la pénalisation de l’injure raciste et de sa propre analyse dans l’hypothèse où, comme le chef de l’État et le premier ministre s’y sont engagés, les infractions relatives aux «  discours de haine  » étaient déplacées du «  droit pénal spécial  » qu’est la loi de 1881 vers le «  droit commun  » représenté par le Code pénal. L’idée a été soufflée au président et au Premier ministre par certaines associations, dit la presse. Un an après, ce projet n’a toujours pas vu le jour. Aussi ne saura-t-on pas si le silence sur ce point de l’auteure est rattachable à son scepticisme vis-à-vis de la relativisation par certaines associations investies dans la lutte contre le racisme et la discrimination de la qualité juridique absolument nécessaire dans un état de droit au profit de la seule vigilance politique (évidemment aussi nécessaire)