Entretien avec Laurence Hansen-Lᴓve et Catfish Tomei autour de leur dernier ouvrage,  « Charlie, l’onde de choc. Une citoyenneté bousculée, un avenir à réinventer »

Chaque semaine dans «  Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle.

«  Il ne faut pas attendre qu’on nous donne la parole, il faut la prendre  ». C’est ce que dit sans hésiter, Catfish Tomei, diplômé 2013 de Sciences-Po Paris qui préférera en rester là, malgré de brillants résultats, et s’occuper de ruches et d’abeilles dans le cadre de l’association Apis Sapiens. Dans une société gouvernée par l’ambition, ce choix n’est pas insignifiant. Il y a derrière cette volonté de suivre ses convictions et sa réflexion quelque chose de la générosité cartésienne, une fidélité à l’engagement envers la raison, une liberté de la volonté gouvernée par la conscience de la nécessité du savoir et en même temps de nos limites. Le but de la générosité est de savoir user au mieux de sa liberté. Laurence Hansen-Lᴓve, enseignante de philosophie, ancienne  maître de conférence à Sciences-po, actuellement chargée de cours à IPESUP, s’entretient avec lui dans ce livre à deux voix, Charlie, l’onde de choc, elle-même inquiète par le devenir de la République –  mais pessimiste positive, rajoutera-t-elle avec un sourire triste mais combattif. C’est au coeur de Paris qu’ils se sont rencontrés.

 

L’onde de choc

 

«  L’onde de choc, dit Catfish, est à comprendre comme les répercussions d’un choc, par définition violent. Au moment de la rédaction du livre, nous réagissions à la mise à mort des journalistes de Charlie Hebdo. Symboliquement c’était très fort. On attaquait le centre – si peu décentralisé – du pouvoir, en s’attaquant à Paris.  Aujourd’hui on pourrait ajouter le Bataclan, les fusillades, le Grand Stade et aussi, dans un autre registre,  le premier tour des élections. Nous vivons en plein cœur de la violence. Il faut se réapproprier la parole. Un choc crée des vibrations, des ondulations. Cette montée de l’irrationnel attend une réponse. Les réactions au choc ne doivent pas être seulement de l’ordre du sentiment   »

«  La réponse, rajoute Laurence Hansen-Lᴓve, c’est de rendre toute sa place à l’espace public de discussion, res publica, la chose publique en latin, ce que l’on appelle la République. Il est vrai que le latin est de plus en plus tenu à l’écart de nos élèves, pour user d’un euphémisme. A force de confondre le privé et la public, dont est responsable en grande partie la médiatisation de nos politiques, ces élus qui font la politique et ne pensent plus le politique, on en est arrivé à tout confondre…et surgit alors le vote irrationnel.  » Dans un livre récent, dont elle est l’auteur-e, La Démocratie, l’école, paru en 2015, aux éditions Aux-concours.com, elle cite un texte de Claude Lefort qui montre les conséquences de cet abandon du politique :

«  Quand l'insécurité des individus s'accroît, en conséquence d'une crise économique, ou des ravages d'une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s'exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que du même coup celle-ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d'une identité substantielle, d'un corps social soudé à sa tête, d'un pouvoir incarnateur, d'un État délivré de la division.  »  

 

L’indignation ne suffit pas

 

«  Certes, Aristote définit l’indignation comme le premier sentiment de justice », affirme Laurence Hansen-Lᴓve

«  Il y a eu le mouvement des Indignés, mais on a dépassé ce seuil  », rappelle Catfish Tomei. 

Pour Laurence Hansen-Lᴓve, il ne faut toutefois  pas négliger la morale : «  s’il ne s’agit pas de prescrire le bien, il est indispensable de tracer les limites du mal. Cela n’a rien à voir avec le moralisme, mais on doit poser des repères à une jeunesse absorbée dans le web, et cela passe par l’école. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à se servir d’un ordinateur. Il faut en réfléchir le sens. L’autorité des professeur-e-s est en crise. Une des raisons est Internet. Les jeunes, les familles comparent leurs cours avec ceux mis en ligne. Certains en arrivent même à noter leurs professeurs. La situation devient intenable. Plus largement c’est l’autorité, celle qui passe par les auteurs, qui va mal. On vit dans un monde pressé où l’information défile, sans même qu’on ait le temps de réfléchir.  J’aime le Rousseau de l’Emile ou de l’Education. Comme lui je pense qu’il faudrait inclure le jardinage dans toutes les écoles maternelles et primaires. Apprendre la lenteur, l’attente, différer ses désirs, se heurter à la contingence, tout cela c’est découvrir un plaisir qui n’est pas celui de l’immédiateté. La morale certes est rigoureuse mais cela ne signifie pas la rigidité. Elle est délimitation de ce qui impose respect.  »  

Catfish Tomei rajoute qu’il organise des stages pédagogiques avec ses ruches : «  les enfants sont sensibles à ce monde vivant. Ils apprennent la patience. Ils découvrent aussi la fragilité de la vie, et le respect pour celle-ci.  »

 

La concorde par le dialogue

 

Le livre de  Laurence Hansen- Lᴓve et Catfish Tomei est exemplaire de ce que devrait être un débat démocratique. Ils sont différents certes par l’âge et ont chacun leur analyse de la situation. Ils n’ont pas la même histoire. Dialoguer leur est cependant possible et ce livre est le résultat non pas d’un renoncement à leurs convictions, mais d’une concorde qui naît de leur respect mutuel. Laurence Hansen Lᴓve évoque l’intérêt de lire Hannah Arendt pour approfondir. Ce texte sur «  les conseils  » où s’exerce une libre parole en quête de concorde peut éclairer ses propos :

«  Parmi les caractéristiques de ces “conseils” figure naturellement la spontanéité de leur apparition, qui contredit évidemment et de manière flagrante le très théorique modèle de la révolution du XXe siècle – organisée d’avance, préparée, exécutée avec une exactitude presque scientifique par des révolutionnaires professionnels […] Des témoins de leur fonctionnement considéraient ces conseils comme une sorte de rêve romantique, une sorte d’utopie fantastique réalisée pendant un moment sitôt envolé, destiné à démontrer en quelque sorte les aspirations nostalgiques du peuple qui vraisemblablement n’est pas au courant des réalités de la vie. Ces réalistes, eux, s'orientent d'après le système du Parti […]  »  

«  Ce qu’il faut c’est prendre la parole, la liberté d’expression n’étant limitée que par les mots, ceux qui portent atteinte à l’humain  »,  rajoutera Catfish Tomei. Laurence Hansen- Lᴓve évoque aussi Pierre Rahbi   , l’auteur de La part du colibri. Pour lui, c’est à chacun de faire sa part comme le colibri qui tente d’éteindre l’incendie en transportant sa goutte d’eau pour contribuer à l’extinction du feu. Il s’agit pour elle de faire pareil. Ne pas se taire, faire à la mesure du vrai, sans jamais se laisser aller au relativisme, même si on est dans le doute, mais un doute proche de celui de Descartes, un doute où on ne se noie pas. C’est cela le pessimisme positif par lequel se définit Laurence Hansen- Lᴓve.

 

Changer nos mentalités pour changer l’ordre du monde

 

Seul le dialogue permettra de changer nos manières de faire. L’écologie n’est pas pour Catfish Tomei un engagement partisan, mais un parti-pris en faveur de la vérité de notre époque. Nous n’avons plus le choix, comme l'écrit Naomi Klein :

«  Comme l’exprime avec éloquence le politologue vénézuélien Edgardo Lander, l'échec lamentable des négociations sur le climat montre à quel point nous vivons aujourd’hui une société postdémocratique. Partout dans le monde, les intérêts de l’industrie pétrolière et du capital financier ont  beaucoup plus de poids que la volonté des citoyens exprimée démocratiquement. Dans la société néolibérale mondiale, le profit prend le pas sur la vie  »  

«  Pour cela il faut changer nos habitudes  », rajoute Catfish Tomei : «  je pense que le philosophe devrait investir la rue en pratiquant, pourquoi pas, un art urbain. Une autre façon de faire parler, penser, au-delà des structures formelles qui ont montré leurs limites.  »

«  Il faut aussi sortir de cette foi dans le progrès, foi qui a une résonnance religieuse  », précise Laurence Hansen-Lᴓve, car «  le progrès n’est pas donné, il est à construire.  »  

 

Pour un forum civique national : chacun de nos actes est un vote

 

Tous les deux sont d’accord avec la proposition de Pierre Rahbi. Il est temps de prendre la parole et de contribuer à l’être de la démocratie. Il s’agit de réinventer un avenir, non pas en appliquant un programme, mais par les discours qui se rencontrent, la prise de parole des citoyens. C’est à cela que doit servir le «  choc Charlie  ». Il ne faut pas se lamenter mais chercher ensemble des solutions.

Inventer une démocratie participative, où chacun exprime ses (dés)accords, inventer non pas une parole unique, mais conjuguer –  comme les auteurs de ce livre –  les efforts pour parvenir à des pistes, des chemins pour un renouveau de ce qui fait toute notre dignité : c’est cela que doit permettre la République

 

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