Une analyse théorique d'obédience bourdieusienne qui pose la question de la subversion du genre comme ordre social auquel on n’échappe pas.

À bien lire À la recherche du temps perdu, on s’aperçoit qu’un programme d’études gays s’impose pour Brichot qui dit à Charlus que ce dernier pourrait sur ce sujet être le détenteur d’une chaire au Collège de France. À bien la lire, on s’aperçoit aussi que la dite théorie proustienne de l’homosexualité comme inversion ne tient guère par son « incohérence » au regard du baron qui tient un discours différent de celui du narrateur auquel il s’oppose. C’est par cette lecture que s’ouvre la réflexion de Didier Eribon dans Théories de la littérature. Système du genre et verdicts sexuels, qui évoque le genre pour le subvertir, sans toutefois s’illusionner sur la pérennité de son système mais sans renoncer non plus – individuellement et collectivement –  à faire fuir ce système (pour reprendre une image deleuzienne, puisqu’Eribon mentionne aussi bien Gilles Deleuze que Monique Wittig, ayant décidé telle une marronne de fuir le système de l’assignation à une norme de genre).

Tout l’enjeu du texte est là : « le champ discursif de la sexualité est le terrain d’une bataille permanente entre, d’un côté, des discours qui se dotent d’un privilège épistémologique et, de l’autre, des paroles qui tentent de résister à ce discours installé dans la légitimité culturelle et renvoyant les autres perceptions à l’illégitimité : l’accès à l’intelligibilité historique et culturelle n’est jamais monolithique, il est le lieu d’un conflit toujours recommencé entre ceux qui se l’arrogent et ceux qui en sont exclus et qui protestent contre cette exclusion et travaillent à la surmonter »   . Résister est en effet le mot d’ordre du livre, où la notion de verdict – « les flux continus de l’interpellation sociale »   – est préférée à celle de norme, parce que plus large. C’est que le monde social nous façonne dès et avant même notre naissance, « brutalement ou insidieusement », par ses verdicts qui tombent aussi bien sur les modes de vie que sur les modes de perception, et que le langage réitère.

La masculinité et la polarité homme-femme qui marquent le riche texte de Proust (objet des cinq premiers chapitres et prétexte à la réflexion surplombant le livre) marquent aussi l’œuvre de Genet (objet du sixième chapitre et du début du septième ou dernier chapitre). Tous deux conservent les catégories qui oppriment : « Jean Genet, reprenant les problèmes là où Proust les a laissés, a porté à son comble cette incohérence conceptuelle fondamentale […] et ce mouvement de construction/déconstruction/reconstruction de la norme qui caractérise » le texte proustien   . Ainsi commence l’étude, la relecture de Notre-Dame-des-Fleurs, du Miracle de la rose et de la Querelle de Brest. Comme les textes proustiens, les textes genétiens sont eux aussi parfois commentés à l’aide de réflexions anglo-saxonnes, par exemple sur la place difficile du « je » dans la littérature lorsqu’elle aborde les questions de sexualité.

« Les grands écrivains sont souvent de grands théoriciens »   , et de la théorie littéraire émerge une pensée sur le lieu où le sujet se trouve malgré lui, par un « savoir assujetti » (la figure de Foucault traverse aussi le livre écrit non sans distanciation avec les textes foucaldiens comme du reste avec les textes butlériens), qui donne une coloration pessimiste à la réflexion sociologico-philosophique se déroulant sous les yeux du lecteur contraint, de raisonner avec l’auteur. D'un « pessimisme structuraliste »   , ou d'un « optimisme réaliste », c’est-à-dire un « optimisme informé par le regard sociologique »   . Ainsi, pour dire que l’écart, la déviation, la variation n’affectent guère le système normatif dans lequel ils sont pris et en regard duquel ils se pratiquent, et font finalement sens ou contre-sens, Eribon écrit : « Au fond, il n’y a probablement pas de "hors-la-loi" ni de "hors-norme", pas de "pensée du dehors" »   . Plus loin, il développe cette idée de manière surprenante en première lecture : « C’est pourquoi j’ai avancé l’idée que, au fond, on naît femme – ou homme. »   Rôles et identités nous précèdent, nous dit celui qui s’auto-analyse en s’autorisant de Bourdieu   et de son étude paradigmatique de la domination masculine.

Reprenant la formule lacanienne pour la déformer en lui ôtant ses majuscules – « Sous la loi du phallus » est le titre de l’avant-dernier chapitre, aussi polémique que les précédents – et pour dire que nous sommes structurés par un système dont la force se ressent partout et toujours, Didier Eribon écrit : « La structure change en se maintenant et se maintient en changeant (c’est la même chose pour le système scolaire, on le sait) »   . De sorte que la répétition sévit au sein d’un ordre dont on peut non sans mal desserrer l’étau, sans qu’on ait toutefois affaire à un prétendu « discours du maître » s’autorisant de structures anthropologiques immuables, d’un a priori transcendantal, comme s’il n’y avait pas des zones de turbulence traversées par la vie sexuelle. Il y a bien des « discours hérétiques » et des pratiques subversives qui fissurent ci ou là l’édifice des normes mais qui incorporent (inconsciemment, faudrait-il ajouter) l’ordre social. En ce sens, faire la théorisation de la théorie littéraire vaut comme challenge de nos représentations apprises et convenues, même si cette théorie est symptomatique du système dans lequel elle s’inscrit bon gré mal gré : « La parole politique et l’analyse théorique s’appellent l’une l’autre, sont nécessairement liées l’une à l’autre – la théorie étant à proprement parler un programme de perception qui s’adosse aux contestations de l’ordre établi, pour les intégrer à une analyse des structures et des systèmes. »  

De fait, « Proust et Genet offrent de nombreux aperçus sur la manière dont les dominés confortent et ratifient les logiques de la domination dans les gestes et les paroles mêmes par lesquels ils tentent de se soustraire à l’ordre dominant. »   L’échantillon choisi (deux écrivains essentiellement, Gide étant évoqué à l’appui pour son Corydon) peut quand même laisser le lecteur dubitatif sur les conclusions ou généralisations qui sont ici tirées ; son élargissement pourrait bien nuancer le propos, du moins pour le compliquer et l’enrichir. Reste que la question du genre, celle de savoir comment échapper à son binarisme, est au fond celle de son lieu : où se situer, étant entendu qu’on porte en soi les traces du passé et les marques du présent ? Où se situer sinon toujours dans une histoire qui nous fait autant ce que nous sommes que nous la faisons en tant que nous sommes ? Où se situer sinon dans un ordre par lequel nous sommes parlés ? C’est-à-dire que la question du genre est celle de son inscription sociale comme ordre, dont les rappels constants rendent la tâche subversive difficile, mais pas impossible : le mot final du livre de Didier Eribon est « changement », auparavant tempéré par un « peut-être »

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