Une lecture critique de l’enquête de Nicolas Duvoux sur les effets sociaux de la philanthropie.

C’est à l’occasion d’un séjour aux États-Unis dans le cadre d’une invitation à l’université d’Harvard que Nicolas Duvoux a entrepris de mener un travail d’observation ethnographique et sociologique dans plusieurs quartiers parmi les plus défavorisés de Boston en se centrant sur l’action qu’y développe une fondation philanthropique auprès de certaines couches de la population africaine-américaine et latino-américaine.

 

S’engager dans ce travail a correspondu chez l’auteur à des motivations extrêmement diverses. Il s’agit bien entendu d’abord d’un projet intellectuel. Nous tenterons d’en restituer ici les points forts. Mais ce projet a aussi représenté pour le chercheur une véritable aventure. Certainement plus qu’à l’université, aussi prestigieuse que soit Harvard, c’est dans ses pérégrinations dans les quartiers de Dorchester, Roxbury et Mattapan que Nicolas Duvoux aura véritablement découvert l’Amérique. Cette pénétration en profondeur d’un tel terrain sociologique mérite d’être d’autant plus saluée que l’univers de ces quartiers, miné par l’extrême pauvreté et un niveau de délinquance et de criminalité très élevé, a fort peu à offrir  de prime abord au promeneur solitaire. Or, nous apprend l’auteur, c’est sans véhicule personnel qu’il est parti à la découverte de ces espaces. Voilà une conduite qui, venant d’un homme blanc universitaire à Harvard, a dû être perçue par ses interlocuteurs blancs ou noirs comme étant assez proche de la démence   .

 

Le résultat est là : Nicolas Duvoux fait partie du très petit nombre de sociologues ou politistes français qui peuvent prétendre appuyer leurs références en matière de pauvreté urbaine étatsunienne sur des sources non exclusivement livresques. Or le sociologue est convainquant quand il conclut son livre en soulignant que quiconque s’attache à vouloir comprendre aujourd’hui dans la société française l’articulation des inégalités sociales avec les discriminations raciales ne saurait ignorer « les connaissances et expériences produites sur (et par) les États-Unis tant celles-ci sont vastes, riches et diverses et tant elles impriment pour le meilleur et pour le pire, la marque de leur hégémonie sur la marche, sinon du monde, en tout cas de l’Europe »   .

 

La philanthropie, élément majeur de la régulation de la pauvreté à l’ère du néo-libéralisme 

   

La compréhension que livre le sociologue de l’action de la fondation qu’il étudie, s’insère dans une approche globale qui reprend, en les amplifiant, des analyses déjà développées par l’auteur dans ses précédents ouvrages. Pour Nicolas Duvoux le tournant néo-libéral qui s’est imposé en Occident depuis les années 1980-1990 a eu des incidences majeures sur l’État social tel qu’il avait été instauré après la fin de la seconde guerre mondiale. Le partage de la richesse dans un sens plus favorable au capital, la montée en puissance du capitalisme financier, la baisse des taux d’imposition pour les plus riches et la critique du trop d’Etat ont fragilisé le système de protection sociale et, s’agissant des plus pauvres, ont induit à la mise en place de dispositifs reposant de plus en plus sur une assistance conditionnelle. En matière de pauvreté, la responsabilité a progressivement été transférée de la société à l’individu mis en demeure de se responsabiliser.

 

Aux États-Unis, conformément à une tradition ancienne, les énormes gains des plus riches sont réinvestis pour une part dans la philanthropie et 15 % environ des fonds drainés par les fondations philanthropiques sont consacrés à la lutte contre la pauvreté et au soutien des minorités dans les quartiers pauvres. Cela représente des fonds considérables sans commune mesure avec ce que réalise en France les fondations dans ce domaine. Mais la grande ambiguïté de cette « générosité », Nicolas Duvoux ne cesse de le rappeler tout au long de l’ouvrage, est qu’elle découle des choix économiques et politiques globaux qui ont contribué à la croissance des inégalités, au développement de la précarité et de la pauvreté. À l’origine des fonds distribués, il y a un système fiscal très favorable aux riches. Leur importance résulte des possibilités de déductions fiscales. Pour l’auteur, la philanthropie représente la « face compassionnelle » d’un système de régulation des pauvres qui comprend une face punitive reposant sur deux piliers : la remise en cause drastique des droits sociaux à l’assistance et l’hypertrophie de l’État pénal, qui incarcère massivement les jeunes noirs des ghettos. Cela forme un tout, l’un ne va pas sans l’autre.

 

La remise en cause des droits à l’assistance a donné lieu aux États-Unis à une importante loi de réforme de l’aide sociale adoptée en 1996. Avant cette date, l’allocation Aid for Families with Dependent Children (AFDC) était peu à peu devenue une sorte de revenu minimum pour les familles monoparentales. Associée à un système de soins gratuits pour les plus pauvres (medicaid) et à diverses autres aides telles que l’aide au logement  (Section 8) ou les coupons alimentaires (Food Stamps) distribués assez généreusement pour soutenir la politique agricole, ce système d’assistance fut de plus en plus accusé de favoriser un mode de vie hors travail. En réalité beaucoup des mères concernées, malgré les contrôles intrusifs des services sociaux, complétaient leurs revenus issus des transferts sociaux par des petits boulots mais en travaillant au noir. La critique de cette situation prit une importance particulière quand  convergea sur l’assistance une multitude de griefs attisés par les courants ultra conservateurs. Outre que la présentation qui en fut faite, soulignait son caractère unamerican au regard de l’ethos très ancré de la responsabilité individuelle, le fait que les mères noires étaient surreprésentées parmi les bénéficiaires fit de la critique de l’assistance une expression détournée d’un racisme qui ne peut plus s’afficher comme tel. Les causes structurelles de la pauvreté parmi les africains-américains (déclin de l’emploi industriel, transferts des emplois dans des banlieues éloignées, racisme et discriminations, ségrégation, faiblesses du système éducatif public dans les ghettos) furent de plus en plus minorées dans le discours public au profit d’une critique de la famille afro-américaine (monoparentalité majoritaire, mères adolescentes) et ses répercussions réelles ou supposées sur l’éducation des enfants (pères absents, enfants livrés à eux-mêmes adoptant très jeunes les codes de la rue ) dans une période où les quartiers noirs et latinos furent de plus en plus ravagés par des conflits liés au contrôle de la vente de drogue.

 

Discréditée dans l’opinion, AFDC fut remplacé par l’allocation TANF. Comme l’indique le titre lui-même de l’allocation, Temporary Aid for Needy Families, le bénéfice de cette allocation est désormais temporaire (cinq ans maximum). Sa perception est conçue comme conditionnelle (Workfare), c’est-à-dire assortie d’obligations (formation, travail d’intérêt général). La gestion de la prestation a été décentralisée. Au passage son montant a été souvent réduit, notamment dans les États du sud.

 

Dans son précédent livre, Le nouvel âge de la solidarité, Nicolas Duvoux analysait le passage en France du RMI au RSA comme une rupture de la philosophie de l’insertion au profit d’une politique exclusivement axée sur la remise au travail. Le regard qu’il porte sur les évolutions américaines dans Les oubliés du rêve américain est du même ordre. Certes les ex-bénéficiaires de l’assistance peuvent plus facilement qu’en France obtenir du travail mais sur des emplois de mauvaise qualité. Ceux qui n’y accèdent pas, bénéficient de prestations désormais encore plus réduites. Surtout, l’assistance n’est plus un droit. Elle est conditionnée réellement à la mobilisation de l’individu alors qu’en France l’obligation de l’insertion demeure encore assez théorique   . Le cas américain représente l’aboutissement ultime de la logique des démarches d’activation dans un contexte de suprématie des politiques néo-libérales.

 

Mais ce n’est pas tant la réaffirmation de ce type d’analyses déjà produites par l’auteur et de nombreux autres qui fait l’originalité de l’ouvrage. Bien qu’il emploie souvent des expressions comme «  démantèlement de l’État social » ou « abolition du Welfare », Nicolas Duvoux met en fait plutôt l’accent sur la transformation de celui-ci. Désormais « le bénéficiaire doit se mobiliser vers l’emploi, dans des structures associatives et dans tout un ensemble d’espaces…On a totalement réorganisé le Welfare autour de cette intermédiation associative »   . C’est ici que prend place l’action de la fondation FRA (le nom a été changé).  Il lui revient « non de verser des droits sociaux mais d’offrir des ressources sous forme de services à une population dès lors qu’elle est en capacité de se mobiliser. »  

 
 

 L’action de la FRA

 

La FRA a été fondée par un millionnaire issu des strates les plus élevées de la société et est dotée d’un financement initial de 10 millions de dollars. Ses moyens sont sans commune mesure avec celui des autres non profits qui interviennent localement dans les quartiers étudiés.

À la différence de la plupart des fondations qui délèguent des fonds à des organismes qui ensuite réalisent les actions, la FRA réalise elle-même une grande partie des initiatives qu’elle finance.

Elle se veut à la pointe de l’innovation sociale. Elle entend évaluer scientifiquement les projets qu’elle finance. Elle affiche une philosophie de la « soutenabilité », finançant des actions censées se poursuivre au-delà du financement initial. Sa directrice générale est une femme blanche extérieure au quartier mais de nombreux responsables ont une expérience de community organizer (comme le fut en son temps le Président Obama à Chicago) et elle salarie des intervenants de terrain issus directement des quartiers où l’action se mène.   

 

Même si, au niveau du discours, les responsables de la Fondation ne font pas totalement l’impasse sur les causes structurelles de la pauvreté, le ressort fondamental de la pauvreté et de sa perpétuation (pauvreté transgénérationnelle) est appréhendé par ses dirigeants comme l’intériorisation par les pauvres de leur état de faiblesse. Le précédent système d’assistance est dénoncé comme ayant entériné et accentué le fatalisme, la passivité et la dépendance. Les individus sont appelés à se libérer des chaînes mentales qui les paralysent.

Ce type de discours n’est nullement spécifique à cette fondation. La plupart des organisations qui interviennent dans les quartiers étudiés, y compris celles animées et dirigées par des Noirs, n’hésitent pas à qualifier l’assistance managée par l’État et ses services sociaux comme la perpétuation, sous une autre forme, de l’esclavage.

La philosophie de l’action repose donc sur les ressources du self-help.  Ceci n’exclut pas la distribution d’aides matérielles petites ou grandes (dépannage, garde d’enfants, bourse) qui sont sans aucun doute aussi une des raisons pour laquelle la fondation recueille un certain succès, mais les responsables et les animateurs de terrain ont avant tout mission de créer les conditions d’une mobilisation collective.

 

Contrairement à la vision commune en France, qui voit les États-Unis comme une société avant tout individualiste, Nicolas Duvoux met en avant son caractère d’abord volontariste. Le collectif y est important mais il résulte de la volonté des individus. Cela en fait un collectif  fragile mais qui finalement, selon lui, compte sans doute davantage dans la vie des individus qu’en France. C’est pourquoi l’objectif premier de la fondation, mais aussi des autres nonprofits qui interviennent dans les quartiers pauvres, vise à recréer de la communauté, là où celle-ci a disparu.

 

Dans un environnement dévalorisé, stigmatisé, où la peur est omniprésente, la fondation redonne du courage, réinsuffle l’idée d’entreprendre, dynamise les réseaux et l’entraide. Elle y parvient principalement par la tenue de rencontres soigneusement organisées où tout est fait pour que les participants aient le sentiment d’être pleinement acceptés et placés sur un pied d’égalité. Elle emprunte ses techniques à la « psychologie de masse » s’appuyant sur la verbalisation des émotions. En suscitant une participation volontaire, l’action menée permet aux participants d’entrer dans une logique de don/contre-don qui crée des sentiments d’obligation.  La contrainte est donc intériorisée.

 
 
Les limites de l’action philanthropique
 

Dans le même temps qu’il reconnaît ces mérites à l’action à visée d’empowerment et juge bénéfique que ce type d’approche irrigue davantage le champ social, sanitaire et urbain français, Nicolas Duvoux en produit une critique radicale de nature à doucher sérieusement les enthousiasmes.

 

Il est en cela cohérent avec l’ensemble des principes et des propositions qu’il formule à la fin du Nouvel âge des solidarités. À la différence des choix américains, la réinvention de la solidarité qu’il appelle de ses vœux, ne tourne pas le dos à l’État. Au contraire il espère que celui-ci s’engage dans un grand dessein, car combattre la pauvreté ne doit pas consister à doper des systèmes de soutien qui leur sont spécifiquement destinés mais à réengager l’État dans un vaste chantier de réduction des inégalités. Les outils d’une telle entreprise requièrent une politique fiscale restaurant une progressivité de l’impôt et taxant davantage les revenus du capital, une remise en cause de certaines exonérations de cotisations sociales pour les employeurs, un développement de la flexisécurité en s’appuyant sur la formation et l’accompagnement renforcé des chômeurs. Bref, il convient de « considérer la protection sociale comme un investissement, et pas seulement dans le secteur de la petite enfance. Cette stratégie d’investissement financier et social est sans aucun doute la réponse la plus cohérente qui puisse être apportée à la crise de l’État-providence, depuis sa légitimité jusqu’à ses instruments d’action. »  

 

A l’aune de ce programme, on ne s’étonnera pas que Nicolas Duvoux juge finalement la portée des actions développées par la FRA non seulement des plus modestes mais surtout fondamentalement nocives dans la mesure où elles doivent être comprises comme contribuant au démantèlement de l’État social. L’agenda des philanthropes est le même que celui de tous les avocats du néo-libéralisme qui n’ont de cesse de vouloir éliminer les régulations étatiques. Derrière l’activation des réseaux sociaux et la re-création de la communauté, il y a une politique de responsabilisation des pauvres moralisante et paternaliste qui vise fondamentalement leur mise au travail selon les exigences du capitalisme et la légitimation des structures sociales inégalitaires.

« Que les philanthropes « rendent » à la société une partie de la richesse que la société leur a permis d’acquérir est une chose. Y déceler un renouveau solidariste en est une autre. Évidente dans le cas américain (mais en germe avec l’augmentation des plus hauts revenus y compris dans la société française), le développement d’une oligarchie se voit justifiée par le don qui signale la valeur profonde des philanthropes. Le don est relié à l’identité du donateur comme il oblige en retour le donataire. La personnalisation des donateurs va de pair avec une représentation compassionnelle de la justice sociale et une demande d’implication subjective des donataires, qui doivent à la fois recevoir et rendre. Ce système de relations court-circuite l’État, pour ainsi dire par en haut et par en bas ; Il assure une légitimité aux écarts sociaux croissants en impliquant ceux qui se trouvent à chacun des pôles – de plus en plus éloignés- de la société. »  

 

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