Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvre, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine, elle croise la lecture des derniers livres d’Erri de Luca et de Frédérique Leichter-Flack. Par le roman ou par l’essai, ces deux auteurs pensent l’avenir à partir et à distance de la tragédie humaine de notre XXe siècle.

Le hasard(ou la nécessité) réunit sur mon bureau le livre d’Erri De Luca, Le tort du soldat et celui de  Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra, qui mourra, titre assez énigmatique qui ne prédisposait pas à une telle rencontre.

Dans le livre de De Luca, un éditeur lui confie la traduction de textes d’Israël Joshua Singer et la direction d’un ouvrage présentant des textes sélectionnés par lui-même. La découverte d’une langue quasi oubliée, le Yiddish,  fait plonger De Luca dans les méandres de la mémoire des ghettos juifs et des camps d’extermination. Le Yiddish est une langue étouffée et enfermée qui a besoin d’air, comme tous les textes écrits par ces auteurs disparus.
Très vite, le doute s’installe : qui écrit ce livre ? De Luca ? Au début on peut le croire du fait de ce « je » initial du roman, de la lettre de la maison d’édition. Mais très vite le récit, de témoignage devient fiction, « l’artiste suppléant au réel ». La fiction est plus forte pour dire l’innommable, l’indicible. Qui est l’auteur du roman ? L’auteur Yiddish ? La jeune femme ? De Luca ? Quel est le statut du livre ? Un roman ? Un témoignage ?

La dispersion du narrateur restitue peut-être cette impossibilité à dire. Il faut associer plusieurs auteurs, plusieurs discours, pour parvenir à esquisser un début de parole sur l’extermination des juifs. Y compris la parole des criminels.

Le récit est construit en deux temps. Dans une première partie le narrateur-auteur relate sa rencontre avec le Yiddish. On le retrouve avec un lot de photocopies dans un restaurant où il croise le regard d’une jeune femme. L’arrivée du père de celle-ci mettra un terme à cette quiétude des regards. Pris soudain de panique à la vue des caractères Yiddish, ce dernier se lève de table entraînant dans son sillage sa fille. Le narrateur découvrira leur voiture quelques heures plus tard au fond d’un précipice. Il s’enfuit sans voir les victimes.

À un moment du texte, Erri De Luca écrira qu’en Yiddish le mot vérité se décline au féminin. Cette parole féminine doit donc être prise sérieusement à la lettre du texte, et aussi de son silence. C’est la rencontre entre la jeune femme et le traducteur-narrateur, mais qui n’est peut-être pas De Luca, qui fait basculer le récit initial de la première partie dans le récit autobiographique de la deuxième. Dans cette seconde partie, qui n’a pas immédiatement de lien avec la première, mais qui va en révéler tout le sens, la jeune femme raconte sa vie auprès d’un homme, son père, qu’elle découvre être un ancien nazi, recherché comme criminel de guerre. Le père considère que le seul tort qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir obéi comme un soldat, c’est le « tort du soldat ». C’est cette attitude que Hannah Arendt reconnaissait à l’origine de la « banalité du mal » dans Le Procès d’Eichmann. Si le texte de la seconde partie s’achève aussi par l’accident de voiture, ce n’est que par le récit de la jeune femme que l’on apprend ce qui s’est réellement passé. Pourtant, c’est moins sur les faits relatés que sur le sens du choix de la jeune femme qu’est attirée l’attention du lecteur. Car la fille du criminel est libre, à la différence de son père emporté dans sa dérive destructrice. Elle échappe au choix de ce père qui ne cesse de répéter le passé, aliéné à ses obsessions meurtrières.

Alors que De Luca au début du livre raconte sa visite à Auschwitz, il sent toute l’impuissance de la parole à dire l’innommable. Les sentiments sont inexprimables et la morale impuissante. C’est ce que montre la deuxième partie du roman, où la folie, en s’emparant du criminel, le montre incapable du moindre remords et enfermé dans une logique du complot qui se retourne contre lui. En effet, il est obsédé par la Kabbale et voit dans le Yiddish  des signes du destin. Cette langue l’attire pour sa force de révélation, de secret. Le texte de Erri De Luca se donne à nous sous une forme de labyrinthe, attendant de notre part une participation à cette quête de sens, comme la jeune femme cherche le sens de sa vie aux côtés de ce père aliéné à sa propre folie, s’échappant au dernier moment de toute fatalité par un geste augurant de sa liberté, d’un recommencement.

Ouvrant le livre de Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra, Qui mourra, la même impuissance de la morale se retrouve mise à nue, mais dans un contexte différent qui a l’intérêt de la repréciser. Partant du succès de la trilogie de Suzanne Collins, The Hunger Games, éditée en 2008 et adaptée au cinéma entre 2012 et 2015, elle analyse celle-ci comme un miroir de nos sociétés de concurrence généralisée. C’est une vision brutale où il s’agit de s’entretuer jusqu’au dernier sous le regard du reste de la population. Ce qui est plus brutal encore, c’est que nous participons au jeu que nous dénonçons, en nous prenant d’empathie pour l’héroïne. « Nous entretenons le jeu qui moralement nous répugne »   . La survie des uns a pour condition la mort des autres, et la situation morale se trouve ainsi verrouillée.

Que penser d’une humanité soumise à un tel dilemme ? « Où peuvent se réfugier la morale et l’humanité dans un système où il n’y a pas de chances de survie pour tous et où tous le savent … ? C’est dans les récits de témoignage des survivants de camps nazis que ce problème se trouve le plus clairement formulé », lorsque par exemple, les survivants s’abritent derrière l’idée d’élection. La sélection n’est pas très loin de l’élection et, comme l’affirmait Primo Levi, l’intention providentielle est une manière de légitimer l’abomination.

On pourrait se demander alors si ce sentiment d’impuissance à dire l’innommable ne vient pas aussi de cette « honte » des survivants dont parle Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés, essai qu’il publie quarante ans après Auschwitz. Pour survivre, il fallait avoir une capacité d’adaptation à un système de pénurie généralisée. Aussi, la mort de l’un fait-elle de l’autre un bénéficiaire : telle est la logique de la honte. David Rousset, dans Les jours de notre mort,  rapporte également que chacun ne peut espérer s’en sortir qu’en souhaitant plus ou moins inconsciemment la mort de l’autre. Le lecteur lui-même ne peut s’empêcher de ressentir un malaise moral à la lecture des témoignages. S’adapter signifiait aussi s’adapter à des nouvelles normes, renoncer aux normes morales et sociales du monde ordinaire.

C’est en ce sens que l’on peut parler d’effondrement de la morale. La leçon des camps « serait-elle devenue dans l’imaginaire fictionnel contemporain une forme de guide de survie en milieu hostile ? »   . C’est là un résultat paradoxal, la morale apparaissant comme une marque de faiblesse. Pourtant, on retrouve cette idée dans un certain nombre de productions pour adolescents.

Pour Hannah Arendt   la terreur nazie détruit la personnalité morale de l’individu. C’est par exemple ce qui ressort du roman de William Styron, Le choix de Sophie, écrit en 1979. Ici, la mère est mise face à un choix impossible par le médecin SS, lui demandant de choisir entre la vie de sa fille ou celle de son fils. « L’innovation morale du nazisme, soutient Arendt, c’est de barrer tout espoir de refuge dans une conscience morale inaltérée »   . Il n’y a plus de repli possible, précise Frédérique Leichter-Flack. Cependant cette dernière ne partage pas entièrement l’analyse d’Arendt. La souffrance, consécutive à un choix tragique, ne signifie pas nécessairement la destruction de la morale. Il ne faut pas réduire la réalité de ce choix à la seule expérience de Sophie. Au contraire, il s’agit de réintroduire, lorsqu’on se penche sur des choix tragiques, la figure de la honte, qui est une figure morale. Ainsi Günther Anders   écrit-il : « On ne peut pas le juger, personne ne le peut ; tout ce qu’on peut faire c’est partager sa honte, éprouver avec lui cette honte d’être des hommes. »  

La question qui se pose, lorsqu’on examine ces choix tragiques, c’est de savoir s’ils peuvent servir à une meilleure compréhension de la difficulté à faire nos choix et à vivre ensemble. C’est ainsi que l’ouvrage de Frédérique Leichter-Flack analyse un certain nombre de livres, de films et séries américaines pour ressaisir le réel. Mais comme elle l’écrit, « le débat public est saturé d’analogies dysfonctionnelles, malhonnêtes ou simplement excessives, dont on n’arrive plus à se défaire une fois qu’elles ont été semées »   . Le passage à « la puissance tragique » peut nous protéger de dérives catastrophiques. Cependant, l’auteur rajoute aussitôt qu’il faut rester sur le fil de l’analogie, ne pas se laisser engloutir par elle. Cette prudence s’avère nécessaire car le tragique peut tout aussi bien conduire au silence qu’à la  mobilisation.

Il nous faut analyser l’imaginaire contemporain autour de la pénurie, du rationnement, du tri. Cet imaginaire est instable. En rester à un imaginaire de la tragédie peut rendre impossible la réinvention d’un avenir.

Revenons alors au roman d’Erri De Luca. La fin se donne pour tragique à un moment du roman…puis elle est réécrite, sauvant le texte du désespoir. Certes les tragédies appartiennent à l’histoire. Le soldat n’oublie rien, le passé est là pour lui rappeler ses crimes. Mais le dernier geste de sa fille-narratrice porte en soi une ouverture. Elle ouvre la porte à l’avenir, elle tourne le dos à la répétition. Il faut à nouveau tout inventer… elle portera désormais le nom de sa mère

Erri De Luca, Le tort du soldat.
Traduction de l'italien par Danièle Valin
Gallimard, 2014, 11 euros

Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra, qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde.
Albin Michel, 2015, 16 euros