Roz Chast relate la fin de vie de ses parents dans un roman (autobio)graphique plein d'humour

D’emblée le lecteur de ce roman autobiographique se trouve plongé au cœur d’une aporie. Il est pris entre un titre qui invite au déni Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ? et une photo en noir et blanc qui contraste par son effet de réel. Non daté, le cliché, situé en ouverture de l’album, représente Roz enfant assise sur un canapé. Elle est entourée par ses parents, ils tiennent ensemble un livre devant la petite fille. Les trois personnes sourient à l’appareil. Le livre paru initialement en juillet 2014 aux éditions Bloomsbury Press sous le titre Can’t talk about something more pleasant ? - une phrase prononcée par le père de Roz Chast - ne parle pourtant que de ce sujet effrayant : la fin de vie de George et Élisabeth Chast, les parents de la dessinatrice. Elle s’étale sur dix-huit chapitres enchâssés par une introduction et un épilogue (de septembre 2001 à septembre 2009). Les chapitres suivent un déroulement chronologique régulier depuis « le début de la fin » « jusqu’à « la fin ». Le sommaire se donnant immédiatement comme inéluctable – avec des titres comme « le syndrome crépusculaire » ou « chrysalide » – est néanmoins distancié par le strip vertical qui s’inscrit dans la même page. Sorte de commentaire dédramatisant, les dessins représentent le couple Chast. Le père et la mère se rejoignent dans un quotidien immuable et protecteur : il suffit d’un vieux sachet de thé pour passer outre cette longue marche vers la mort. Une gorgée ou deux et tout ira mieux. Le mouvement pendulaire entre la dégénérescence programmée et le refus rythme la lecture de cet album sous-titré A memoir.

 

La validation autobiographique

« Mais à présent, j’étais de retour. Ça ne m’enchantait pas particulièrement, et eux non plus, sans doute. Malgré tout, à part fuir la situation et laisser arriver ce qui devait arriver, je ne voyais pas comment faire autrement », annonce la narratrice, qui s’exprime à la première personne. Les bornes temporelles du récit sont claires : Roz Chast revient à Brooklyn sur les lieux de son enfance pour revoir ses parents, nous sommes le 9 septembre 2001. La narration débute à cette date et se termine à la mort de la mère : le 30 septembre 2009. L’histoire est celle d’un accompagnement et d’un retour vers les parents dépendants. Précisons des parents amoindris, soit, mais ces personnages principaux ne sont pas ménagés. Même plus jeunes, ils n’ont pas dû être faciles. Le père est décrit comme un intellectuel angoissé, il n’a aucun sens pratique et se perd en conjectures vaines. La mère est irascible : elle passe son temps à diriger son petit monde et à dicter les comportements de son entourage. Leurs principaux traits de caractère ne font que s’accentuer avec l’âge. L’action est centrée presque exclusivement sur leur détérioration physique (escarres, fracture du col du fémur, incontinence…) et mentale (Alzheimer, trouble de la mémoire, fixations…).

En ce qui concerne la narratrice, Roz Chast, qui travaille au New Yorker en tant qu’illustratrice depuis 1978, donne assez peu de renseignements sur sa propre existence. Le lecteur n’apprend pratiquement rien ni sur sa vie professionnelle, ni sur sa vie familiale : elle a sa propre famille dans le Connecticut. C’est l’une des rares informations que nous possédons   . L’accent est mis sur sa détestation du vieux Brooklyn de son enfance, non pas celui des bobos mais celui plus populaire de la pauvreté. Elle-même est sans cesse tenaillée entre la nécessité de mener sa propre vie et sa culpabilité d’abandonner ses parents. Mais plus la santé de ceux-ci se détériore, plus les difficultés financières de la prise en charge se font prenantes. Les allers-retours avec le passé sont principalement assurés par l’utilisation de photos, dont le noir et blanc contraste avec les couleurs douces et lumineuses des dessins. Les photos assurent traditionnellement un effet de réel. Elles évoquent dans un raccourci saisissant la jeunesse de la dessinatrice. Dans la majorité des clichés, Roz Chast a une dizaine d’années. L’insertion est associée à un moment clef dans le récit (arrivée des parents dans une maison de retraite, mort du père), elles sont parfois liées à des dates (« Georges Chast 23 mars 1912 - 17 octobre 2007 », ou « moi à 11 ans ») jamais à des localisations. Les moments où les photos s’inscrivent dans le récit montrent qu’il s’agit surtout de créer une dissonance entre les passages les plus tragiques et des photos dont les postures suggèrent des instants – peut-être factices ? – de bonheur (George Chast danse avec sa petite fille, Roz et sa mère enlacées).

Il existe néanmoins une exception : la série de clichés en couleur qui donne à voir le contenu du gigantesque placard à bazar qu’est devenu l’appartement parental : amoncellements de paperasses, collections de lunettes, de sacs, de crayons, appareils électro-ménagers désuets, chaussures et autres couvercles de bocaux… La photo restaure la trace de ces collections d’objets dérisoires qui semblent résumer pathétiquement une vie. L’appartement laissé vacant devient un musée dont le contenu est à la fois risible et bouleversant. Pris dans leur crasse et leur jus, les objets entassés sont commentés, Roz Chast nous explique la mise en scène effectuée pour ses prises de vue photographiques tout en soulignant le manque d’utilité de ces vieilleries. La fonction mémorielle de la photographie est ici encore traitée de manière classique. Elle entre en correspondance avec les nombreuses listes et énumérations de l’album. Plus notable est le fait que cette série de photos est suivie par une planche de dessins qui reproduit les objets que l’auteur a décidé de garder. Prenant le relais des clichés, les traits du dessin de Roz Chast soulignent leur unicité et leur valeur ainsi que le caractère profondément subjectif de ce choix.

 

Le tissage des matériaux

Pour cerner l’authenticité d’un fait et pour donner de l’épaisseur à cette validité, la dessinatrice multiplie les matériaux. Elle tisse un réseau entre les différents traitements graphiques en subvertissant leurs codes. Le texte et son lettrage un peu enfantin prennent en charge la partie introspective du récit mais des pans de texte peuvent également être inclus dans des cases, souvent coloriées. Ce qui en souligne le caractère subjectif (des mots sont soulignés ou en majuscules, les points d’exclamation et d’interrogation sont multipliés). Les paragraphes sont parsemés d’illustrations mais aussi très souvent de tableaux ou de croquis qui permettent de faire des bilans (comme des colonnes de bonnes ou mauvaises actions, la roue du sort résume les mises en garde farfelues des parents…). Les frises décoratives allègent les pages entières de texte assez dures, comme pour la présentation de la décoration spéciale personnes âgées à la maison de retraite. Mettre une frise pour encadrer l’écrit accentue l’impression de gâtisme assumé propre à l’endroit. Les planches plus classiques à gaufrier   n’ont de valeur que dans la mesure où elles suggèrent avec humour l’aspect sordide d’un quotidien. Elles retranscrivent la vie de tous les jours avec son lot d’absurdités et de difficultés, le ton y est le plus souvent anecdotique. Le style jeté, tremblé du trait, les couleurs naïves, légères à l’aquarelle participent à cet effet. Les illustrations quant à elles équilibrent le texte, elles le résument et permettent d’introduire de la fantaisie et du fantastique. Les deux traitements graphiques, strips, ou illustrations, ne sont pas sur le même plan de réalité. Encore plus surprenante est l’inversion du code entre les photos et les croquis. Si, comme nous l’avons vu, les photos de famille traduisent une certaine facticité du sourire et des instants de bonheur, le croquis au contraire frappe par sa véracité. Ainsi les dessins reproduisant la tête de la mère à ses derniers jours sur son lit d’hôpital avec un fond jaune sont particulièrement poignants. Ils correspondent à des moments de sincérité, à une acceptation de la mort unique dans le récit. L’aspect inachevé, éphémère pris sur l’instant du croquis traduit paradoxalement une solennité, une unicité.

La notion d’intimité (tête en gros plan) retrouve une forme de dignité alors que la représentation du corps dans sa déliquescence ne nous a pas été épargnée, que l’on pense aux escarres du père ou au problème d’incontinence de la mère. La promiscuité corporelle est l’une des constantes autobiographiques (cf. critique sur Catharsis de Luz). Ici l’entremêlement des différents matériaux ainsi que la saisie chronologique du réel sous forme de chapitres   permettent de fonder une cohérence. En relation avec les incongruités de la situation (l’Alzheimer du père, les sautes d’humeur de la mère), le tissu enchevêtré des diverses formes fonctionne à l’image d’un patchwork. Il permet de trouver une unité de contenu sans en lisser le caractère disruptif. Passer du coq à l’âne ou de l’illustration au strip relève d’une attitude mentale similaire. Sans compter que le procédé met en avant une forme de fragilité qui est aussi bien celle du corps que celle de l’esprit touché par la sénilité. En obligeant à des zones de recoupement thématiques, la multiplication des angles s’apparente à une récapitulation. Elle fixe et épingle les événements à un moment donné.

 

L’autofiction : un « je » fuyant

Vaincre le sentiment d’étrangeté afin de comprendre la psychologie familiale semble être l’enjeu central de l’album. Roz Chast cherche à appréhender ce duo cellulaire parental par rapport auquel elle se sent extérieure. Écrasée par les personnalités envahissantes de ces adultes inséparables, Roz n’arrive pas à trouver sa place. Même son passé lui semble sinon confisqué du moins falsifié. Les souvenirs reconstitués sont pris dans un jeu défaillant de représentations. Chacun son histoire, mais les récits ne sont pas concordants. Ainsi Élizabeth, la mère, met en scène ce qui lui arrive à l’aide de poèmes qui sont retranscrits par la dessinatrice. Elle réinvente ce qui lui est arrivé (sa chute) à travers des sortes de fables dont elle tire toujours une morale. Ce passé recomposé ne correspond pas toujours à la réalité, aussi Roz Chast prend un malin plaisir à annoter ces poèmes à l’aide de cases qui contredisent la vision d’Élizabeth. Le travail de falsification de la part de la mère relève de la mise en forme esthétisante. Elle peut être mise en relation avec certains procédés de Roz Chast, des références picturales scandent les pages. Par exemple Roz a les traits du personnage du Cri de Munch lorsqu’elle apprend que sa mère a été hospitalisée aux urgences à cause d’une chute. Le père est également fictionné au travers d’œuvres comme Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Albee rapportée à l’ambiance familiale. Son caractère se rapproche de celui de sa fille. Il n’est pas facile de se construire au milieu d’un tissu de mensonges colportés par des « mythologies familiales » pour reprendre une expression de l’auteure. Paradoxalement plus le temps passe, plus Roz Chast cherche à connaître la vérité. Mais plus l’état de santé de ses parents se détériore, plus ils affabulent. George perd la mémoire, obsédé par ses seuls carnets d’épargne. Alitée, Élizabeth raconte comment Roz aurait perturbé à l’âge de quatre ans un spectacle pour enfants ayant pour thème La case de l‘oncle Tom en montant sur la scène. Cette histoire qui fait encore partie de la mythologie familiale est la préférée de l’illustratrice. Elle a pourtant toutes les chances d’être fausse, peu importe. Ces cases sont parmi les rares à représenter Roz Chast très jeune enfant. Elle a les mêmes traits que Roz adulte, l’histoire certainement inexacte est le lien qui réunit la mère et sa fille. La véracité n’est pas primordiale, elle fournit une vision positive et met Roz dans une posture active de perturbatrice. Pour une fois, elle n’est plus l’enfant maladroite et dévalorisée en proie à des dangers fictifs.

La caractéristique du couple Chast est de vivre en vase clos : « à part la guerre, le travail, les maladies et aller aux toilettes, il faisait tout ensemble ». Il est d’autant plus difficile de trouver une autonomie pour tous ces personnages. Les grands-parents n’arrivent qu’en fin de volume, et les amis sont systématiquement dénigrés. Roz Chast précise qu’étant jeune, elle avait comme consigne de limiter au maximum ses relations avec l’extérieur. Resserrée sur son noyau, la famille est étouffante. Le statut de fille unique pèse sur Roz Chast qui ne fait apparaître ni ses amis, ni sa propre famille. La délégation actantielle se fait uniquement sur des professionnels comme les aides soignantes ou les conseillers financiers. D’où un renforcement de la culpabilité. Les liens n’arrivent pas à se dénouer entre les différents protagonistes. L’éloignement, malgré la promiscuité physique, est le sentiment qui domine. Il y a d’un côté un duo, de l’autre une fille solitaire. La transmission est refusée, Roz Chast ne sait d’ailleurs pas quoi faire des cendres de ses parents. Ils restent pour elle un embarras. Elle reproduit donc en quelque sorte un nouveau placard à bazar. Le sien. La situation semble être inextricable. Le non-dit sur la mort devient une métaphore du sujet global du livre. Roz Chast cherche une réconciliation qui ne viendra pas. Figures obsédantes, les parents reviennent la hanter en rêve. Ils ne procurent ni des cauchemars, ni un apaisement profond. Une demi-teinte qui relève autant de la tonalité du sujet que du caractère esquissé, griffonné du dessin.

La rupture et les dissonances entre les traitements graphiques, les dénivellations entre le texte abondant, les images et les photos constituent la particularité de ce roman graphique autobiographique, le maintien d’une fragilité le singularise. Il le différencie à la fois d’une Alison Bechdel qui n’hésite pas à varier ses larges plans introspectifs ou d’une Joyce Farmer qui, sur le même thème, maintient une homogénéité ironique