Une plongée dans l'intime après le traumatisme du 7 janvier 2015 par l'un des principaux auteurs de Charlie Hebdo.

La parution de l'album Catharsis de Luz en mai 2015 (Futuropolis) a été abondamment commentée dans les grands médias et sur le web, dans le sillage du traitement de l'attentat du 7 janvier visant les locaux de Charlie Hebdo. D'un seul coup, par un effet tragique, un auteur jusqu'ici connu surtout des amateurs de satire provocatrice et crade ou de musique exigeante s'est retrouvé, bien souvent malgré lui, dans une position délicate de porte-parole et de symbole. Revenir sur Catharsis plusieurs mois après sa sortie, s'est aussi interroger l'album en tant que tel, à l'écart du fourmillement médiatique et du traumatisme des premiers mois.



S'écarter du témoignage

Alors, naturellement, il serait tentant d'interpréter Catharsis comme un témoignage ; et l'amateur d'anecdotes sera heureux d'y trouver quelques détails sur les états d'âme de Luz durant la fameuse journée, pendant et après. Il y a ça aussi dans le livre dans plusieurs séquences : le réveil au matin du 7 et la découverte du drame (« Rouge à lèvres » et « ...to you ? »), le harcèlement des journalistes ou des badauds (« Conférence de presse » et « Vampire »), les aléas de la garde rapprochée (« Un dimanche à la mer »), les crises (« Le petit marmiton »). Tout cela traité souvent sur le ton d'une ironie qui semble déjà nous renseigner sur les intentions de l'auteur, qui confirme en préface : « Ce livre n'est pas un témoignage ».

L'album n'a pas la densité d'un document ou d'une prise de parole sur « les faits ». Il n'a pas, à cet égard, la même dimension que pouvait avoir Cambouis, autre ouvrage de Luz publié en 2002 à l'Association, jumeau précoce de cette Catharsis, dans lequel l'auteur racontait un autre choc, son « 21 avril 2002 », ses impressions après l'arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. Paradoxalement il est, dans sa dimension documentaire, plus léger. Il ne s'agit pas de minimiser la réalité de l'attentat, bien sûr, mais, dans un geste peut-être bienvenu, de le déplacer en arrière-plan. Un peu comme Luz lui-même lorsqu'il transforme les silhouettes menaçantes des frères Chérif et Saïd Kouachi sortant des locaux du journal en un élégant pas de deux (« Tak, tak, tak »).

La prise de recul vis à vis des faits, la mise à l'écart du témoignage, du « dire sa vérité » est sans doute salutaire compte tenu du bruit suscité par l'attentat. Ainsi, l'information la plus factuelle présente dans Catharsis, celle qui possède une dimension véritablement publique et politique, est « Une forte envie de chier », où Luz rappelle l'incident du « pigeon » survenu lors du discours de François Hollande pendant la manifestation parisienne du 11 janvier : un pigeon malencontreux aura déposé sa fiente sur l'épaule du président de la République. Voilà tout ce qu'il y a à retenir du bruit. Et, dans trente ou cinquante ans, le lecteur ne reliera sûrement plus cet interlude humoristique aux faits du mois du janvier 2015.



Intelligence de l'intime

Au-delà du témoignage, que reste-t-il ? Le titre dit bien sûr l'intention première : un livre en forme de thérapie. Il faut s'exprimer, continuer à dessiner, repartir. Comment ? Composé d'une suite de saynètes autonomes et d'une grande variété, tant dans le ton que dans le graphisme, dessiné sur le mode du carnet improvisé (ou mimant l'improvisation), Catharsis parvient malgré tout à posséder une cohérence. L'album oscille entre le comique et le tragique ; certaines séquences (je pense au pigeon, mais pas seulement) prêtent franchement à rire tandis que d'autres sont intensément poignantes. La cohérence prend forme par deux directions : le malin et l'intime.

J'utilise le terme « malin » à dessein, parce qu'il est celui qui, à mes yeux, définit le mieux la forme d'intelligence présente entre les pages. Je l'ai dit : pas d'intelligence des faits, pas de volonté de rationaliser, reconstruire, comprendre pourquoi, etc. Il me semble aussi, même si cette affirmation est plus discutable, qu'il n'est pas réellement question de pardon, comme ont pu le dire certains commentateurs. Certes, il y a cette scène emblématique (« Il y a vingt ans, le rendez-vous manqué ») où Luz imagine une rencontre, vingt ans plus tôt, avec de tous jeunes frères Kouachi à qui il parvient à donner le goût du dessin (tous les enfants dessinent, même les futurs assassins). Mais il me gêne un peu de voir en Luz un dessinateur soudainement devenu tolérant et sage, rangé, après les tombereaux de provocations qu'il a pu déverser sur les religions, la politique, ou la chanson française incolore, pendant toute sa carrière. De là peut-être la place de la séquence du pigeon : elle rappelle que, même (ou surtout) dans un moment de communion nationale après une grande tragédie, représenter un président se faisant chier dessus est toujours drôle. Catharsis est malin parce qu'il refuse de tomber dans les écueils parallèles de la vengeance et du pardon et demeure provocateur : par son second degré constant   , par ses digressions impromptues sur un rêve, un souvenir d'enfance, Luz déjoue les attentes que l'on pouvait avoir placées en lui.

À ce stade intervient l'intime. De façon frappante, l'intime le plus profond et viscéral s'exprime chez Luz de la même façon que son comique le plus brutal : par le sexe. Catharsis fait apparaître le personnage de Camille, la compagne du dessinateur, et les scènes de sexe reviennent régulièrement, parfois même de façon assez graphique, accompagnées toutefois par une vraie tendresse. Voilà une dimension que ses lecteurs réguliers ne lui connaissaient pas, le sexe étant jusqu'ici chez lui une façon de désacraliser des figures d'autorité, à la façon du robot-Sarkozy érotomane de Robokozy (Les Echappées, 2010). Curieux comme un même motif graphique ou narratif peut servir à exprimer, d'une œuvre à l'autre de l'auteur, deux émotions contradictoires. L'irruption de ce qu'il y a de plus intime dans un couple au milieu d'un témoignage qui aurait pu se perdre vers la gravité est la meilleure surprise du livre. La séquence « Eros et Thanatos » veut apporter un début d'explication sous la forme du cliché de l'éternelle danse entre l'amour et la mort. À moins qu'il ne s'agisse que d'une phase nécessaire de la « thérapie », rattraper l'horreur par la vie. À moins que l'explication reste enfouie dans ce que l'auteur ne nous dit pas.



Du je au nous

L'intime en bande dessinée n'a rien de neuf : depuis les années 1970 de nombreux dessinateurs « autobiographes » se sont heurtés aux contradictions de son expression. Dans Catharsis, l'enjeu est légèrement différent de celui d'une autobiographie traditionnelle. À l'origine, il s'agit bien de nous raconter comment un dessinateur réapprend à dessiner ; un parcours qui passe d'ailleurs par des effets graphiques inconnus chez Luz : des jeux sur la couleur rouge (« Le petit marmiton »), des effets vers l'abstrait (« Pause clope »), un poème illustré (« Le loup-garou »). Il nous raconte aussi sa boule au ventre, qu'il a baptisé « Ginette » pour l'humilier (et revoilà l'intelligence maligne). Je ne doute pas que la lecture de Catharsis pourra aider des lecteurs ayant vécu leurs propres tragédies. Ici Luz rejoint l'enjeu autobiographique : passer du personnel à l'universel : comment le « je » de l'auteur peut toucher les « nous » multiples des lecteurs ?

Et seulement à ce stade, à celui de la réception par le lecteur, à celui du « nous » paradoxalement resurgi via l'intime, réapparaît l'enjeu d'un album qui permet aussi de tirer un enseignement sur notre société. Elle est une réponse personnelle face à plusieurs événements que nous lisons (à tort ou à raison) comme collectifs. L'islamisme radical en est un, l'unanimisme (?) de la manifestation du 11 janvier en est un autre. Luz est face à ces faits collectifs un individu non pas seul, mais qui se raccroche à sa femme, à ses amis et à lui-même (« Faut que je te raconte... »), autrement dit à cette intimité privée, à ce qui se passe hors de sa personne publique.

On admettra que chaque lecteur y trouvera sans doute son propre « nous » en fonction de son expérience, de ses sentiments, de son vécu. Luz ne cherche pas à rassembler autour de lui et de sa douleur (mais attendions nous cela de lui ?). Il laisse le lecteur s'interroger sur sa propre thérapie, sa propre intimité, ses propres peines, ses propres boules au ventre... Pour ma part, la lecture de Catharsis m'a amené à m'interroger sur la façon dont, dans notre société contemporaine, nous ne cessons de vivre et ressentir individuellement des évènements collectifs. Il y a dans le livre plus de questions que de réponses à ce propos. Néanmoins, la démarche même de l'auteur de publier (au sens de « rendre public ») non pas un livre de témoignage sur l'attentat dans les locaux de Charlie Hebdo et ses conséquences sociales et politiques, mais un livre intime sur lui-même, apporte déjà une forme de réponse

 

Compte rendu publié en partenariat avec le site Phylacterium.