Un terroriste tombe amoureux d'une journaliste qui se fait passer pour une convertie tentée par le voyage en Syrie.

Anna Erelle, ou plutôt la femme qui se cache derrière ce pseudo, joue le jeu et feint d'accepter d'épouser cet homme et de se rendre en Syrie. Par ce biais, elle trouve le moyen de sortir du discours préparé à l'avance, convenu, que lui adressent d'ordinaire les djihadistes qu'elle interroge, qui vantent les mérites de leur organisation, de leur foi, de leur combat, de leurs valeurs. L'homme, nommé Bilel, lui parle vraiment.

Le travail d'Anna Erelle, bien qu'il ne soit lié ni à la police ni aux services de renseignement, s'apparente à de l'espionnage. Elle se demande s'il relève encore de l'éthique journalistique. Ses confrères sont inquiets de la voir mener si loin l'expérience ; communiquant avec Bilel sur Skype, elle s'habille avec une djellaba et un voile pour ressembler à une convertie, répondant à l'amour de ce terroriste coupeur de têtes, et promettant de l'épouser tout comme de le rejoindre.

On peut dire qu'elle pousse fort loin l'expérience, se renseignant même sur la possibilité d'aller effectivement jusqu'à partir, possibilité que sa « hiérarchie » lui refuse. Elle insiste plusieurs fois sur son statut de travailleuse en freelance, statut ou plutôt absence de statut qui a probablementlargement contribué à lui permettre de poursuivre librement cette étrange expérience, cependant que les contacts qu'elle gardait avec ses éditeurs (comme avec leurs juristes ?) lui auront évité d'aller plus loin que les abords des terres occupées.

Mais si ce travail avait cessé de relever de l'éthique du journaliste, de quelle éthique aurait-il dû relever ?

Peut-être de l'éthique de l'écrivain.
Je pense à Zola se renseignant sur les mines ou sur les trains, à John Irving se passionnant pour les concerts d'orgue... et que savons-nous de ce qu'ils ont aussi choisi de vivre, intimement, avec d'autres êtres humains, avant d'écrire leurs livres ? Même si le niveau de l'écriture de Anna Erelle n'est pas (encore) à cette hauteur, elle expérimente quelque chose de très particulier, ce quelque chose étant  la matière de ce livre qu'elle ne comptait pas forcément écrire, toute partie qu'elle était au départ pour simplement livrer un article.

Elle aura livré bien plus...

On la voit, auprès de Bilel, incarner le personnage de Mélodie, jeune djihadiste de dix ans de moins qu'elle. Et cela est tout à fait fascinant. Je ne pense pas qu'elle l'ait fait « pour écrire », ce qui m'aurait sans doute paru fort artificiel. Je crois qu'elle l'a fait pour en savoir plus ; pour faire son travail de « reporter », que pour être précise, elle distingue du travail du journaliste, le reporter se confrontant à la réalité dont il parle, et étant invité à ne pas trop s'investir émotionnellement dans les situations dont il se fait le témoin. Manifestement, l'implication d'« Anna » a justement très largement dépassé ce cadre.

Il s'agit d'une véritable immersion participative, celle d'une reporter qui n'a pas la distance intellectuelle (ou la distance conférée par le fait d'être un(e) intellectuel(le)...) qu'on peut voir chez certains anthropologues. On a par exemple vu Emily Martin, dans Voyage en terres bipolaires, s'immerger dans les lieux de soin des bipolaires en tant qu'elle est réellement bipolaire elle-même. Mais Anna Erelle n'est ni anthropologue ni djihadiste. Elle se fait passer pour une djihadiste. C'est donc plutôt une veine littéraire qu'elle exploite, très naïvement, me semble-t-il ; elle raconte cette histoire qu'elle vit « dans la peau » d'une autre en ne se rendant pas compte que ce faisant, elle devient écrivain. Dans cette peau dont elle a parfois bien du mal à dire si elle est la sienne ou celle d'une autre, elle aussi tremble, d'autant plus qu'elle s'engage vers la fatwa qui, naturellement, tombera à la fin de l'expérience, la condamnant à se cacher.

Mais se cacher, n'est-ce pas ce que font les écrivains quand ils dissimulent leurs propres traits et pulsions sous l'identité d'un personnage fictif, ou bien s'essaient à vivre, eux-mêmes, les traits et pulsions des autres ?

Alors... justement, à propos de fantasmes.

Anna, jouant le rôle de Mélodie, est strictement dégoûtée par les manifestations du désir de Bilel. Mais ce dégoût ne dérive peut-être pas tant de la personnalité sanguinaire qu'elle a en face d'elle que de la situation de forçage dans laquelle elle s'est mise, puisqu'elle s'applique à soutenir le désir d'un homme qu'elle ne désire pas, en lui faisant croire qu'elle le désire... Forcément, il en vient à dévoiler quelques détails de son désir d'homme (parfaitement anodins d'ailleurs, comme son goût pour les sous-vêtements, les parfums ou les cheveux longs), qui la rebutent au plus haut point, et qu'elle associe à des choses monstrueuses comme la coutume orientale qui consisterait à parfumer les cadavres (?).

Si Anna, c'est ce qu'elle écrit, a peur d'une chose, ce n'est pas de la mort. C'est du viol.

Et pourtant... elle s'en approche terriblement, en s'exposant au fou désir de Bilel, tout en soulignant que l'organisation Daesh est connue pour l'exploitation sexuelle de certaines femmes qu'elle jette en pâture à ses soldats, tout en terminant son livre sur les termes de la fatwa dont elle est désormais victime : « Qui moque l'Islam en paiera les conséquences par son sang. Elle est plus impure qu'un chien, violez-la, lapidez-la, achevez-la. Inch'Allah. »

Eh bien... Anna n'a pas fini d'avoir peur d'être violée.

Ce que je regrette, c'est que cette peur se soit concrétisée dans le fait d'aller aussi près du gouffre ; jusqu'à Amsterdam (les Pays-Bas étant le point de départ de certaines filières djihadistes), où les coreligionnaires de Bilel l'attendaient, jusqu'au moment où elle allait craindre qu'il ne soit tué par ses compatriotes (pour avoir révélé à « Mélodie » des informations confidentielles) alors qu'elle ne souhaitait justement pas devenir, elle-même, le couperet qui trancherait la tête du coupeur de têtes.

Je regrette que cette expérience aux limites, dont Anna dit qu'elle avait quelque chose de schizophrénique, ne se soit pas simplement et directement convertie en un livre qui, passant pour une fiction que j'aurais alors jugée excellent, n'aurait pas si dangereusement dévoilé sa fonction réelle de journaliste et donc, potentiellement, son identité.

Pourquoi l'avoir fait ? Parce que, du fait de l'insertion d'Anna dans la profession de journaliste, un article a été publié qui rendait cette littéraire dissimulation impossible ? Quel dommage.

Pourquoi avoir publié l'article ? Pour gagner sa vie ?

C'est que ce nerf là, tout comme le pétrole pour Daesh, est chez nous aussi, le nerf de la guerre. Ce nerf qui conduit à une mise en danger extrêmement préjudiciable.

J'aimerais que, de temps en temps, la littérature et ses possibilités de dissimulation l'emporte sur la réalité. Car ce faisant, l'acte de parole l'emporterait sur le risque de représailles constamment mentionné dans le livre.

Les violences qui sont faites aux femmes peuvent être dites sans s'y exposer à ce point. Et ce qui est intéressant, avec la littérature, c'est qu'elle nous laisse toujours la possibilité de leur inventer une ou des solutions. Alors que pour notre trop réelle Mélodie, trop confondue avec Anna, la seule solution aura été de disparaître cependant que son auteur aurait à se cacher... jusqu'à la fin de ses jours ?

C'est bien la dernière chose que j'aurais souhaité à une femme qui se voulait libre et qui s'est pourtant emprisonnée dans un système dont elle risque de ne jamais pouvoir se défaire, partageant pour toujours la condition de ces femmes en danger qu'elle voulait défendre... en toute vanité ?

Car, quid du fait que certaines d'entre elles ont choisi de se soumettre ?

Quid  de ces milliers de « victimes » qui ont le mauvais goût d'être consentantes ?

La jouissance humaine, dans ses délétères avatars, est un vaste phénomène qui ne touche pas seulement les coupeurs de tête...

Ce qu'il faut ajouter pour conclure, est que la visée de l'ouvrage était peut-être d'offrir aux personnes en partance pour les terres du groupe Etat Islamique, et surtout aux jeunes femmes, un témoignage sur ce qui les y attend. Le livre, déjà traduit en plusieurs langues l'année même de sa publication, a d'ores et déjà largement relevé le défi. Il se trouve justement qu'il est possible de donner à la littérature vocation à sortir de ses buts esthétiques pour, simplement, parler aux hommes et aux femmes de l'époque. C'est ce que fait ce livre. Avec cependant l'inconvénient qu'il y a à transmettre des stéréotypes, pour ne pas dire, d'une manière plus contemporaine, des « profils types » de djihadistes et aspirants djihadistes tous placés du côté de la cruauté, de la bêtise, de l'ignorance, de la fragilité mentale et du traumatisme psychique. Ce sont des lieux communs qui empêchent radicalement d'entrer en contact avec, par exemple, la culture musulmane, ou simplement avec des êtres humains qui soient autre chose que des caricatures extraordinairement accessibles via les réseaux sociaux alors même que les « vrais » djihadistes ne s'exposent peut-être justement pas de la sorte. Al-Baghdadi, par exemple, « n'utilise pas les technologies modernes », nous rappelle Le Point   . Bien évidemment...

S'il suffisait de vivre une cyber-histoire de midinette avec un terroriste excité pour découvrir les arcanes de l'Etat Islamique ou « la » personnalité « du » djihadiste, je pense que nous en saurions davantage, depuis fort longtemps.

Quant au mépris pour l'ennemi   que manifeste le livre avec des mots parfois très crus, il semble être l'exact reflet de la haine qu'éprouvent certains terroristes envers les « mécréants ». Il se trouve pourtant que ce n'est qu'en sortant de cette toujours plus engloutissante spirale de la haine que nous arriverons à quelque chose avec les djihadistes, et non pas toujours contre eux

 

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