Sauvés des flammes, ces comptes-rendus des réunions tenues au QG d’Hitler dévoilent la stratégie militaire du Führer après 1942.  

Dans sa préface de l'ouvrage, le spécialiste en histoire militaire Paul Villatoux rappelle que le débat concernant la gestion militaire d'Hitler subsiste au sein du corps scientifique : le Führer régnait-il de façon absolue sur l'ensemble de l'activité militaire du IIIème Reich, des grandes décisions stratégiques aux plus petits choix opérationnels, ou était-il en revanche dépendant des ses généraux et de leur capacité d'analyse ? Etait-il le seul maître à bord, guidé par ses rêves de grandeur et une idéologie nazie latente jusque dans la gestion tactique des conflits, ou se soumettait-il implicitement aux décisions des hauts gradés de la Wehrmacht, dotés d'un savoir-faire tactique dont il était lui-même dépourvu ?

L'ouvrage présenté ici n'a pas pour but d'apporter une réponse précise à ces questions, puisque les écrits compilés ne sont pas annotés. Ils constituent une forme de matière brute, laissant le lecteur libre de se forger sa propre opinion. Mais si les discussions retranscrites ne sont pas analysées, elles laissent au contraire rapidement transparaître une ligne directrice. La théorie d'un contrôle exacerbé du Führer sur le pouvoir militaire s'affirme au fil de la lecture, et c’est l’image d’un homme dirigeant ses troupes avec audace et technique mais aussi, souvent, avec déraison, qui transparaît.

La gestion militaire irrationnelle d'un autodidacte

Paul Villatoux nous rappelle qu’Adolf Hitler entretient depuis tout jeune déjà une forme de défi à l’encontre du corps militaire, qu’il considère comme inapte à prendre les bonnes décisions en vertu de l’intérêt national. Son expérience en tant que soldat de seconde zone pendant la première guerre mondiale lui a laissé un goût amer : vexé d’avoir été considéré comme un simple pion, il considère que la perte de la guerre est due à des erreurs stratégiques majeures comme à une gestion laxiste des ressources de l’armée.

Il estime aussi que les batailles à mener s’inscrivent dans un cadre plus grand que celui des simples considérations diplomatiques. N’ayant pas eu de formation militaire en tant que telle, Hitler a étudié seul les différents ouvrages fondateurs du genre. Hors du contrôle du corps enseignant de l’armée, il s’est donc laissé influencer par son expérience personnelle, qu’il a confrontée à des thèses absolutistes. Sans prise de recul, il a développé une vision géopolitique radicale : une théorie expansionniste, qui va guider toutes les actions militaires du Reich. Il la réaffirme régulièrement pour justifier l’avancée des troupes, quel qu’en soit le prix humain et malgré les résistances ennemies rencontrées. Il évoque en ces termes la nécessité d’étendre le Lebensraum allemand : « Si nous n'agrandissons pas notre espace vital, ce sera du même coup la fin irrévocable. L'espace est un des principaux facteurs militaires. »

Les convictions personnelles d’Hitler sur la stratégie géopolitique idéale à mener constituent des lignes directrices immuables, même si elles ont des conséquences parfois désastreuses pour les forces combattantes. Les pertes humaines sont déplorées par le Führer mais réduites à des éléments de détails, puisque faisant partie d’un schéma global supérieur. Si dans les faits il semble souvent jouer avec le hasard, Hitler considère en théorie qu’il guide son armée grâce à un pouvoir quasi-divin. Il se sent investi d’une capacité de visionnaire : « Il faut être aux aguets comme une araignée sur sa toile, et Dieu merci, j'ai toujours du nez pour toutes choses, de sorte que, la plupart du temps, j'ai flairé tout ce qui pouvait survenir avant que ça se déclenche ». Hitler pense posséder un instinct militaire supérieur à la norme, qui le dispense donc d’une éducation militaire classique mais lui donne aussi une supériorité intellectuelle sur les autres membres du corps dirigeant du Reich.

Une ascendance personnelle sur le haut commandement

Elaborée de façon stratégique par le Führer, la division des tâches au sein de la Wehrmacht lui permet de garder la main sur le déroulement des événements et le contenu des informations diffusées. Les actions sont découpées et transmises aux exécutants de façon isolée, réduisant au maximum toute transversalité stratégique ou matérielle. Hitler le rappelle, lors d’une réunion, à l’un de ses fidèles, le général Keitel : « Personne n'a besoin de connaître le pourquoi des choses; (…) Personne n'a besoin d'en savoir plus qu'il ne lui en faut savoir pour sa tâche. » L’organisation des réunions elle-même rend Hitler seul détenteur des informations clefs : en excluant certains généraux selon les sujets discutés, il empêche un autre homme que lui d’avoir une connaissance totale de tous les enjeux militaires du IIIème Reich.

Mais au-delà du fractionnement très poussé des fonctions de chacun, c’est surtout un contrôle psychologique sur les élites de commandement qui s’exerce avec force. La soumission hiérarchique comme morale de l’entourage proche d’Hitler transparaît clairement dans l’ouvrage. Le style discursif d'Hitler, très direct, et la façon dont il s'adresse à ses généraux et répond à leurs tentatives de débat, laisse vite une impression générale de forte dominance. Ces hommes tentent, parfois maladroitement, de freiner une course effrénée vers des batailles vouées à l'échec, mais ne sont pas capables de s’imposer face au chef. Certains attribuent cette soumission au charisme du leader, d’autres historiens considèrent qu’elle est en fait feinte. Dans les deux cas, elle n’en reste pas moins effective et lourde de conséquences.

C'est notamment le cas dans les écrits relatifs à l'invasion de la Russie, considérée d’emblée par l’entourage d’Hitler comme un pari risqué. Les difficultés à percer le front russe inquiètent les généraux, qui cherchent à ralentir l'offensive. Or chaque retraite est vécue comme un échec par Hitler, une forme de couardise et de lâcheté. Si ce mouvement fait pourtant partie des stratégies classiques de bataille, il est difficilement accepté par un homme pour qui chaque défaite est vécue comme une défection à sa ligne idéologique. Reculer n'est pas digne d'un soldat aryen, supposément plus fort et plus intelligent que n'importe quel adversaire. Cette conviction morale permet de créer un rempart intellectuel contre toute opposition : l’idéologie hitlérienne en elle-même vient servir le bras armé du leader absolu.

Une logique de commandement toujours présente chez les leaders modernes ?

L’organisation hiérarchique du Reich, où corps politique et armée sont intimement mêlés, existe encore aujourd’hui dans de nombreux pays. Sur ce modèle organisationnel se greffent des idéologiques liés au contrôle et à l’expansion territoriale, avec un retour de conflits qui semblaient oubliés.

L’agrandissement de l’espace vital tant prôné par Hitler justifie toujours des interventions armées, menées par des leaders cumulant les fonctions de chef politique et militaire. L’actuel président russe Vladimir Poutine évoquait, déjà en 2011, l’idée de bâtir une « Union Eurasiatique » intégrant les pays constitutifs de l’ancien bloc soviétique. Concrétisé par l’invasion de la Crimée, ce projet est mené par un homme qui semble lui aussi avoir réussi à concentrer le pouvoir entre ses seules mains. Propagande installée, récupération de moyens financiers et humains et dominance intellectuelle sur les autres membres de la classe politique sont des signes que certaines pratiques militaires du Führer, si elles semblent d’un autre temps, restent malgré tout vivaces.

Ces comptes-rendus ne sont donc pas, comme cela est parfois évoqué par les censeurs, une apologie du régime nazi. Ils sont au contraire un rappel des dérives d’un homme qui hante encore l’Histoire aujourd’hui. La réédition de l’ouvrage œuvre donc pour une réaffirmation, nécessaire, de la séparation des pouvoirs comme condition sine qua non de la démocratie