Une approche interdisciplinaire bienvenue de la notion d’horreur et de ses multiples représentations.

L’horreur, c’est d’abord un paradoxe : la fascination et la répulsion s’entremêlent bien souvent, sans que l’on ne puisse rien y faire. Qui n’a pas ressenti une certaine gêne devant Cannibal Holocaust, ou plus récemment The Human Centipede ? C’est bien parce que l’horreur en dit beaucoup sur nous-mêmes et notre époque que l’on est fatalement attiré vers les spectacles la mettant en scène. Le sens moderne de l’horreur, venant du latin « horror », est fixé vers 1770 et désigne le « frisson d’effroi », la « terreur sacrée », comme le rappelle Frédéric Astruc dans sa préface. Ainsi l’horreur est au cœur de notre culture d’origine judéo-chrétienne, mais relève du tabou. Les territoires de l’horreur (sang, putréfaction des corps, monstruosité et difformité…) sont relégués dans le champ du tabou, éclairant notre rapport particulier à l’ignoble. Les contributions de cet ouvrage ont le mérite de ne pas aborder l’horreur sous l’angle du jugement de valeur, faisant dialoguer « les œuvres supposées mineures et les œuvres majeures », high culture et low culture, aussi bien que le jeu intertextuel entre les différents arts.

L’Histoire, creuset de l’horreur

Partant de la photographie de Zoya Kosmodemyanskaya, cette résistante soviétique dont la mutilation post mortem a été photographiée par ses bourreaux nazis en 1941, Frédéric Astruc revient sur la double dimension de « l’image arc-boutiste », dans laquelle sont convoqués les extrêmes (fascination et répulsion). Aussi ignoble soit-elle, cette image entre en résonance avec le cinéma d’horreur des décennies suivantes. Avec Le Masque du démon (1960), l’Italien Mario Bava « sonne le glas d’un cinéma de la suggestion (dit fantastique) pour imposer un cinéma de la monstration (le film d’horreur) » (p.25). Plus répugnant qu’effrayant, le cinéma gore des années 1970 s’attarde longuement sur des scènes chocs, des assauts sanglants, la plupart du temps contre le corps féminin. Là se trouve un lien entre la mutilation du sein de Zoya et ceux des personnages de femmes dans le giallo, genre italien mêlant enquête policière, horreur et érotisme. Ne pouvant plus être innocent, l’œil du spectateur d’après la Seconde Guerre mondiale associe irrémédiablement horreur et camps de concentration. D’une manière ou d’une autre, la photographie de Zoya serait ainsi « le creuset moderne des représentations de l’horreur » (p.48).

Pour les inconditionnels du cinéma d’horreur, l’un des en(jeux) de ce genre codifié est de déceler les références, citations, adaptations des codes de l’épouvante selon les films, les époques et aires géographiques. Sur ce point, Benjamin Thomas s’intéresse à la production japonaise contemporaine, en prenant appui sur les travaux de Marc Augé sur la « surmodernité ». C'est aussi bien la présence des « images-ruines » déstructurant le temps présent que le personnage récurrent de l’amnésique qui rendent compte de cette horreur surmoderne, en prise avec les questionnements contemporains du Japon. Si l’horreur à la japonaise retravaille donc les codes et stéréotypes du cinéma d’horreur des autres aires culturelles (surtout américaine), elle demeure « bel et bien japonais, […], pas japonisant. » (p.72).

Toujours dans le domaine du cinéma, c’est à l’aune des lynchages des Afro-Américains dans le Sud des Etats-Unis que Florent Christol étudie les films de Herschell Gordon Lewis, l’inventeur du cinéma gore. A l’opposé des analyses précédentes voyant dans ces films une violence gratuite et malsaine, le texte démontre que le « gore festif » de Lewis prolonge un héritage culturel morbide sous la forme du cinéma d’exploitation. La souffrance humaine réelle sert de socle à une représentation ludique, théâtralisée et dégénérée de la violence. C’est donc par le fanatisme chrétien et la place accordée au sacrifice dans les Etats du Sud que peut s’expliquer l’émergence du cinéma gore de Lewis au début des années 60, montrant que le refoulé des crimes racistes revient finalement hanter les consciences. Cet héritage n’est pas explicite (hormis dans 2000 Maniacs), mais se constitue en tant que « figures et de fragments visuels » (p.81). La référence aux travaux de René Girard est ainsi essentielle, afin de relier la dimension sacrificielle du christianisme et le rôle social de la violence : le cinéma de Lewis serait en quelque sorte un cinéma sacrificiel, jetant des offrandes aux spectateurs.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, le cinéma n’est pas délaissé mais ce sont principalement les autres arts qui sont discutés. Jean-François Desserre, dans un article au titre énigmatique (« Le cri du mou »), fait brillamment dialoguer les représentations de l’horreur depuis l’aube des temps jusqu’à notre époque, civilisation de l’image (horrible) par excellence. Des grottes de Lascaux, où les peintures insistent déjà sur la fascination « érotico-macabre » de l’homme, jusqu’au journal télévisé de 20h bombardant les citoyens dociles d’images macabres (guerres, terrorisme, catastrophes…), en passant par le tournant de la Contre-Réforme, l’horreur demeure quel que soit l’époque et le lieu un formidable réservoir de formes, pouvant servir les discours les plus divers. Rappelant que le sentiment d’horreur que produit une image s’origine très souvent dans le détail (pensons au gros plan dans le cinéma gore, entre autres), l’auteur insiste bien sur le fait que l’image d’horreur en appelle forcément une autre. Tout comme le désir, l’horreur est un concept vague, sinon abstrait, et en cela difficilement représentable dans sa totalité. Plus proche de nous, l’évolution la plus importante de l’horreur est la volonté de lisser son côté le plus répugnant. Le gore subversif et politique de La Nuit des morts-vivants (George Romero, 1968) laisse place à une horreur qui s’inscrit désormais dans l’esthétique glamour de la publicité et des jouets, à grand renfort d’effets spéciaux numériques : « Rien de mieux, en effet, pour susciter l’angoisse que de transformer un décor de rêve en décor de cauchemar : des bonbons aux bubons, il n’y a qu’un pas à franchir – tout comme du chocolat à la merde. » (p.119).

Photographie et cirque : l’horreur figée et l’horreur en mouvement

Les deux contributions suivantes s’intéressent à la photographie et au cirque. La photographie mortuaire est étudiée en ce qu’elle a de fascinant, et en même temps de repoussant. Elle perpétue le souvenir des êtres morts, mais inquiète parce qu’elle nous rappelle notre condition de simple amas de chair. En prenant appui sur la série photographique d’Elisabeth Heyert, The Travelers (2003), David Brunel s’intéresse à la puissance d’évocation de personnes décédées que nous ne connaissons pas, mais qui nous parlent intimement, dans un échange silencieux. Parce qu’une photographie donne un instantané, contrairement au cinéma qui est fabriqué, l’image mortuaire plus qu’une autre livre un mystère insondable, nous angoisse et nous force à ouvrir les yeux. Quant au cirque, c’est à « une esthétique du risque » qu’il nous renvoie. L’horreur prend une dimension spectaculaire, dynamique et non figée comme dans la photographie mortuaire. Le cirque représente en cela les horreurs réelles de la vie en société, dont l’effroi est cependant minimisé par le rire. Convoquant l’horreur pour mieux la repousser, les arts du cirque constituent un spectacle hautement politique, comme nous le rappelle le cinéma. Tod Browning et son discours subversif sur l’altérité (Freaks, 1932), ou Alex de la Iglesia faisant du franquisme le lieu d’une horreur grotesque et violemment paroxystique (Balada Triste, 2010), le cirque n’en finit pas de nous tendre un miroir de la violence établie comme norme sociale.

La richesse des contributions de cet ouvrage permet d’appréhender le concept dans sa diversité, et dans sa complexité intrinsèque. En combinant les aires culturelles autant que les ères historiques, les textes proposent en outre un voyage passionnant à travers les multiples représentations de l’horreur