Où la théorie de la justice pénale de Kant est la cible privilégiée de la déconstruction tout au long d'un splendide séminaire.
C’est peu dire que d’avouer que nous attendions avec impatience la publication du second volume du séminaire sur la peine de mort tenu par Jacques Derrida entre 2000 et 2001. Des vingt-deux séances que comptait au total ce séminaire, nous ne connaissions jusqu’alors que les douze premières, recueillies dans le premier volume du séminaire, correspondant à l’enseignement délivré entre 1999 et 2000, sur lesquelles il était difficile de se prononcer en raison de la stratégie même adoptée par Derrida qui semblait vouloir différer la confrontation avec celui qu’il présente pourtant comme le partisan le plus rigoureux de la peine de mort, l’interlocuteur par excellence auquel il faut pouvoir répondre parce qu’il se dresse sur le chemin de toute entreprise abolitionniste, le théoricien qui a élaboré l’argumentaire le plus puissant en faveur de le peine de mort, au sujet duquel Derrida déclarait à Elisabeth Roudinesco que "tant qu’on n’aura pas déconstruit (…) le discours (…) qui prétend justifier la peine de mort de façon principielle, sans référence à la moindre utilité, on s’en tiendra à un discours abolitionniste précaire, limité, conditionné par les données empiriques, et, par essence, provisoire" : à savoir Emmanuel Kant. Dans le compte rendu que nous signions alors du premier volume , après avoir noté que l’absence de toute confrontation sérieuse avec Kant constituait le principal motif de la déception ou de la frustration que les lecteurs ne manqueront pas d’éprouver en découvrant le premier volume, nous nous étions risqué à faire le pronostic que le second volume sera le théâtre de cette confrontation tant attendue et nécessaire.
Le second volume vérifie pleinement ce pronostic : la discussion de Kant occupe en effet près de la moitié du séminaire. Mais la surprise tient à ce que le propos de Derrida va bien au-delà de l’examen de l’argumentaire kantien, mêlant, comme nul autre ne savait le faire aussi bien que lui, des références très différentes les unes des autres, en un concert inimitable où se donnent à entendre les voix de Heidegger, Freud, Théodore Reik, Walter Benjamin, Benveniste, mais aussi de Kafka, Balzac, Bataille, Baudelaire, Genet, etc., et où s’emboîtent les uns dans les autres des problèmes très divers – un "nœud de questions", comme le dit Derrida, où est simultanément demandé "qu’est-ce qu’un acte ?", "qu’est-ce qu’un âge ?" et "qu’est-ce qu’un désir ?". L’agencement même du séminaire offre en soi un motif légitime d’admiration : comme Derrida s’en explique à ses auditeurs au cours de la première séance du 6 décembre 2000, filant longuement une métaphore militaire, le séminaire sera construit selon "une série d’avancées multilatérales, sur les ailes, comme si des armées différentes, sous commandement plus ou mois unifié, s’avançaient selon des itinéraires, des lieux distincts, sur les ailes et auprès du centre présumé de la décision, des stratégies différentes pour investir, au sens proprement stratégique du terme, la place forte de l’ennemi, à supposer qu’il y ait un tel centre, justement, et à supposer aussi que nous accusions ici la peine de mort comme l’ennemi à neutraliser, analyser, paralyser, désarmer, mettre en déroute" . Et plus nettement plus loin : "Nous opérerons donc et suivrons ces différents mouvements d’encerclement et d’investissement par les ailes, de façon discontinue, interrompant ici telle avancée, sur une aile, prolongeant telle autre pour aller en opérer ou observer une autre encore, volant sur une autre aile, puis revenant à la première, etc., jusqu’au moment où la coordination des armées, des régiments, des compagnies, des cavaleries, des fantassins ou des unités blindées aura fait leur jonction, la question de cette rhétorique militaire situant elle-même un lieu sensible, voir décisif, du débat" .
De là ces interruptions, ces digressions, ces parenthèses, ces incidentes, ces reprises incessantes, ces tours et détours vertigineux, ces sauts périlleux de La métaphysique des mœurs de Kant au Principe de raison de Heidegger en passant par Le besoin d’avouer de Reik et l’essai de Benjamin Zur Kritik der Gewalt, selon un mouvement spiralé qui marque jusqu’à l’écriture même du séminaire dont la prose splendide fait souvent songer à celle de Thomas Bernhard, et qui réussit à tenir en haleine les lecteurs jusqu’aux toutes dernières lignes de l’ultime séminaire, lequel se distingue comme étant non seulement l’un des plus importants parus à ce jour, mais aussi l’un des plus beaux.
Pourquoi Kant devrait-il être le partenaire polémique par excellence de tout discours abolitionniste alors même que, comme le souligne Derrida dès la première séance, il est très loin d’être le seul dans l’histoire de la philosophie à s’être déclaré en faveur de la peine de mort ? "Le fait étrange et stupéfiant et interloquant", écrit Derrida, "est que jamais, au grand jamais, aucun discours philosophique en tant que tel, dans le système de son argumentaire proprement philosophique, ne s’est jamais opposé au principe, je dis bien au principe de la peine de mort" . S’il est vrai "qu’aucun philosophe comme tel, qu’aucun système philosophique en tant que tel n’a jamais pu rationnellement s’opposer à la peine de mort ou justifier philosophiquement un discours abolitionniste, abolitionniste par principe", et s’il est vrai "qu’il n’y a jamais eu de philosophie abolitionniste à ce jour, et que, à ce jour, aucun philosophe, aucun système philosophique n’a pu ou dû, en tant que tel, exclure ou condamner la peine de mort" , alors quel privilège faut-il reconnaître à l’argumentaire kantien ?
Derrida répond à cette question très clairement : la force de l’argument kantien, qui lui confère un statut exceptionnel dans l’histoire de la philosophie, tient à ce qu’il est à l’œuvre sur deux fronts à la fois, en ce qu’il s’oppose aussi bien au partisan courant de la peine de mort et du droit pénal (là où ce partisan de la peine de mort et de la punition en général invoque l’utilité, l’exemplarité, la force dissuasive, le bien de la société, voire de l’humanité) qu'à l’abolitionniste classique (lequel conclut l’inverse à partir de la même axiomatique utilitariste, eudémoniste et vitaliste, à savoir que la peine de mort est inutile, sans valeur exemplaire, sans force dissuasive, en plaçant éventuellement la vie au-dessus de tout, en lui conférant un droit inconditionnel).
A l'un et à l'autre Kant répond que la justice pénale ne doit en rien s’occuper des moyens en vue d’une fin, qu’elle n’a aucun souci d’intérêt, qu’elle doit même rester étrangère à tout calcul d’intérêt. La peine juridique ne peut jamais être décrétée comme un moyen d’arriver à un bien, soit au profit du criminel, soit au profit de la société civile : elle demande à être appliquée au criminel parce que celui-ci s’est rendu coupable, un point c’est tout. Le criminel doit être puni parce qu’il a fauté, il doit être puni en raison de son tort et non en vue de produire quelque effet que ce soit. Il ne faut pas confondre la raison d’être de la punition avec le calcul de ses effets. Or c'est le crime qui est la raison d’être première et ultime de la peine. On ne punit pas un homme pour qu’il ne commette pas d’autre crime, mais parce qu’il en a commis un. Autrement dit, la punition, comme son sujet, doit être une fin en soi, et jamais un moyen. La peine ne doit servir à rien, et avoir lieu même si elle ne sert à rien. La loi pénale, dit littéralement Kant, est un impératif catégorique .
La peine capitale ne sert à rien, elle n’obéit à aucun calcul, et c’est pour cette raison précisément qu’elle est digne de l’homme et de la dignité humaine, qu’elle honore même. La valeur de la vie humaine, par définition, tient à ce qui dans la vie vaut plus que la vie – qui relève de la justice même. Pour le faire entendre, Kant imagine la fiction suivante : imaginons, dit-il, une société civile sur le point de se dissoudre avec le consentement de tous ses membres (par exemple, un peuple habitant une île décidant de se séparer et de se disperser dans le monde entier), qui n’aurait donc aucun intérêt à vouloir se protéger ou à calculer son avenir, et qui se poserait la question de savoir ce qu’il faut faire du dernier meurtrier se trouvant en prison. Au dernier moment, avant de se disperser, dit Kant, il est nécessaire que les membres de cette société exécutent le dernier condamné pour que le sang versé par ce meurtrier ne retombe pas sur le peuple qui aurait évité le châtiment et se serait ainsi rendu complice d’une violation de la justice publique. La punition, même capitale, ne sert à rien et c’est justement ce qui confère à cet acte sa valeur : le dernier criminel ne représente aucun danger social, mais l’exécuter c’est s’acquitter d’une obligation en reconnaissant au crime une signification morale. La peine de mort traite le condamné en sujet de droit, en sujet de la loi, en être humain, avec la dignité que cela continue de supposer .
Etrange manière de rendre hommage à l’homme en tant qu’être libre et responsable, doué de la capacité à poser des valeurs ! Le prix que l’homme doit payer pour n’avoir pas de prix (mais une dignité) semble tout bonnement exorbitant. Derrida commente cette page célèbre de Kant en évoquant la "folie incalculable de Kant", la "folie de la raison kantienne" , en ajoutant toutefois que "si un discours abolitionniste doit à l’avenir se constituer, c’est l’argument kantien qu’il lui faut réfuter, celui qui place le droit pénal et la peine de mort à la hauteur du principe et de l’impératif catégorique" .
Conformément à la stratégie générale de la déconstruction, dont Derrida rappelle à plusieurs reprises les principes, il ne s’agira pas tant de réfuter l’argument kantien que d’inquiéter sa logique en déconstruisant le système d’oppositions conceptuelles sur lequel il repose, en brouillant les distinctions trop nettes qu’il élabore, en révélant, comme il le dit, leur non-étanchéité : "cette non-étanchéité, c’est à jamais le lieu même et c’est l’œuvre d’une déconstruction qui toujours commence par mettre en cause, par un travail proprement conceptuel, l’étanchéité, la frontière étanche, la distinction ou la cloison oppositionnelle qui est censée départager les couples conceptuels (…). Tous ces concepts prétendument opposés, distincts dans leur accouplement même, un travail déconstructif consiste à montrer qu’en vérité, dans leur accouplement, ils se touchent, ils n’interrompent pas entre eux le contact qu’ils sont censés interrompre" . C’est ce à quoi s’emploie Derrida tout au long du séminaire en déconstruisant patiemment les couples conceptuels poena forensis/poena naturalis, hétéro/auto-punition, condamné à mort/condamné à mourir, cruel/non-cruel, acte/non-acte, actif/passif, faire mourir/laisser mourir, etc.
Quant à l’hypothèse fondamentale qui préside à toute cette déconstruction, il faut attendre la dernière séance improvisée du 28 mars 2001 pour que Derrida l’énonce sans détours : "mon hypothèse", dit-il, "quant à cette énorme histoire de la peine de mort, (…) c’est que la pulsion qui anime le droit pénal est une pulsion sacrificielle" – d’où le privilège reconnu à la morale kantienne qui est "de part en part une morale sacrificielle". Et d’ajouter, en un passage à nos yeux particulièrement précieux parce qu’il tire le fil d’une réflexion sur les animaux qui n’aura cessé d’animer, comme le séminaire de l’année précédente, la pensée de Derrida : "je pense la même chose pour le rapport aux animaux : derrière toutes les problématiques qui sont des alibis au sujet de notre consommation et de notre tuerie des animaux, il y a, au-delà de toutes les prétendues nécessités sur les protéines, etc., il y a une pulsion sacrificielle. (…) Il faut penser ce que signifie ‘sacrifice’ pour approcher aussi bien la question de l’animal que la question de la peine de mort, des deux côtés"