Les textes que Stéphane Mosès consacra à Paul Celan insistent sur une part d’irréductibilité de la compréhension de ses poèmes.
Comme l’asymptote s’approche de la ligne, sans jamais se confondre, il en va de même dans ce travail de Stéphane Mosès qui s’attache aux poèmes, dans un bras le corps qui laisse souffler la parole du poète. Lecture minutieuse, sensible au texte, elle ne néglige pas le contexte, cette « historialité » fondatrice de sens, tout en la dépassant dans une quête de la mystique sous-jacente au texte poétique.
Comment continuer à écrire dans la langue des bourreaux ? Comment se servir des mots allemands après Auschwitz ? Cette question Stéphane Mosès la posa à Celan. Ce dernier ne répondit pas mais de son regard se dégageait une profonde tristesse. C’est dans la lecture des poèmes que se trouve la réponse comprendra bien plus tard Stéphane Mosès. Cette tristesse aboutira au suicide de Celan en 1970, quand il se jettera dans La Seine à Paris.
Blessures
La poésie de Paul Celan oscille entre la blessure et la cicatrice. Dès ses premiers poèmes il met en place l’incongruité du romantisme, après ce qui s’est passé. Ainsi cherchera-t-il à traduire, à la façon dont il traduira Apollinaire, cette expérience singulière qui fut la sienne, dont sa mémoire ne se libéra jamais. Une traduction est toujours œuvre propre éloignée de son modèle, le reconstruisant, dans un présent-présence. Son écriture est le monument de toutes les victimes, une impossible cicatrice, tout en n’étant pas une blessure béante, dont la douleur serait trop vive, rendant impossible le travail d’écriture. « Exprimer historiquement le passé » signifie « s’emparer d’un souvenir lorsqu’il jaillit comme un éclair à l’instant du danger » . Cela exprime une expérience qui dépasse sa particularité pour devenir « historiale », à la signification universelle. Ainsi les juifs représentent-ils le peuple victime de l’Holocauste, mais aussi l’humain dans son universalité. Tension irréductible de l’œuvre de Paul Celan. L’allégorie, telle que la définit Benjamin permet à Paul Celan dans le poème « Devenues orphelines » de 1968, de montrer par le biais d’un paysage dévasté, que dans notre monde dévasté par une catastrophe sans nom, « les formes traditionnelles de l’existence humaine, la foi en la justice et en la providence divine, enfin la forme rédemptrice de la créativité humaine, ont été détruites de façon irrévocable. »
l’offrande sacrée. »
Fin du romantisme : la mémoire et l’oubli
Cette poésie est donc à ses débuts, rencontre avec la tradition romantique, dont Goethe est une des figures. Ce sont dans les premiers poèmes de Celan, qu’on découvre une certaine ironie à l’égard du père de la poésie romantique allemande. Comment en effet rester romantique après ce qui vient de se passer ? Cette période est rattachée à son installation à Vienne entre 1947 et 1948, après avoir fui la Roumanie. En 1948 il quittera Vienne pour Paris où il restera jusque sa mort. Stéphane Mosès, commentant un de ses poèmes de cette période, Les Cruches, montre la reprise par Paul Celan de « Le roi de Thulé » de Goethe qui rattache la passion et le tragique de la situation à la démesure, l’excès. Le monde des Dieux et celui des hommes chez Goethe sont séparés. Les Dieux sont dans l’indifférence. Celan et Ingebord Bachmann, la femme qu’il aime et avec qui il continuera à correspondre après son départ à Paris, mais sur qui il reste assez silencieux, vont repartir de de cet excès pour construire une autre appréhension de l’Allemagne et de la parole divine. Ingebord est allemande et deviendra un des plus grands noms de la poésie allemande, lui est juif. Symboliquement ils portent en eux cette tension de la victime et du bourreau. Le roi de Thulé dans le texte de Goethe, pleure de ne pouvoir dire. Cet indicible la poétesse cherche à le dépasser. Ou du moins, elle souligne par son poème la continuité du noble passé classique et le présent menaçant : poésie de la tension. Celan va ailleurs : chez lui les hommes et les Dieux sont abandonnés au désespoir, ils ne sont même plus séparés. Il y a dans son écriture un inconciliable : une poésie du sentiment amoureux et de l’ordre de l’espoir, et une poésie de la souffrance, du deuil et du souvenir.
La traduction : un travail poétique de restitution au service de la création.
Comment réparer la possibilité de la création ?
Quand il traduit en 1954, L’adieu d’Apollinaire, Paul Celan transforme le poème et en premier le titre. En français « adieu » signifie tout à la fois un « au revoir » qui n’est que provisoire et un adieu définitif. Le poème joue sur cette tension. Au contraire l’allemand a deux mots qui sont « Lebewohl », qui a une connotation positive déjà par la sonorité du mot lui-même et « Abscheid » au sens d’« au revoir » définitif. En outre la traduction introduit des variations notables : rajout de ponctuation, changement du sens de certains mots comme on vient de le voir. À cette tendance à la création, distanciation vis-à-vis de la traduction au sens de correspondance, s’associe un souci pointilleux de la restitution. Tout cela n’est pas sans rappeler Walter Benjamin qui dans La tâche du traducteur expliquait que traduire n’est pas transmettre et dépasse de loin la simple restitution du sens : « la traduction touche l’original de façon fugitive et seulement dans le point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa trajectoire la plus propre, selon la loi de la fidélité dans la liberté du mouvement langagier. »((p. 259, Folio Essais, I). Stéphane Mosès souligne l’actualisation du poème d’Apollinaire par Paul Celan car le poème est « présent et présence ». Le futur est porté par la promesse d’un engagement qui aura toujours cours, conclut l’auteur. Paul Celan transpose le présent du texte d’Apollinaire en futur et inversement, le futur en présent. Pourquoi ? Parce que la douleur de ne plus revoir l’amant est vécue pour Celan au présent, alors qu’Apollinaire renvoie la douleur dans le futur. Si les amants ne se reverront plus c’est dans l’expérience présente de la séparation que réside la douleur.
Expérience singulière.
À la différence de Mallarmé, la poésie pour Paul Celan doit faire face au système linguistique impersonnel, ce qui fait écho à Benvéniste ou encore à Buber. Comment écrire quand on a affaire à des mots vides de leur généralité ? Il y a eu une catastrophe, le génocide des juifs. Les traces présentes dans la mémoire se transforment en signes graphiques qui dissoudront l’écriture de l’intérieur :
Nuit-et-nuit
Le présent ne peut plus être perçu qu’à l’ombre du traumatisme passé. Il rencontrera Martin Heidegger, le 25 juillet 1967, attendant une parole sur ce qui s’est passé. À son retour il écrira ces quelques lignes qui trahissent l’échec de la rencontre :
les lignes
Jérusalem, la Terre Promise ou la création rendue possible.
La poésie de Celan tente après son bref voyage en Israël de créer un lieu, un espace poétique : Jérusalem. « Dis que Jérusalem e s t ». Il y a là, dans ce vers, une fonction performative du langage. Cependant cet être est métaphysique. Il dépasse le cadre simplement géographique. Jérusalem est une sorte d’utopie poétique qui rejoindrait la rédemption par les mots. La langue créerait ainsi une réalité et sauverait des contradictions de l’existence.
Posaune, poème, dont une des significations est la trompette, est Inspiration de la parole révélée, expiration du souffle qui crée le mot poétique. La Révélation est œuvre poétique, création du poète. C’est dans le silence des mots que l’on peut entendre le souffle de la Révélation, au son de la trompette. La poésie est comme le récit biblique de la Révélation du Sinaï, parole de libération. Elle porte en elle la parole du poète qui se substitue à la parole vide de la Révélation judaïque. Jérusalem devient ainsi une ville profane, ouverte à la parole du poète.