Un recueil d’articles qui recentre l’esthétique sur l’émancipation. 

Dans sa préface à cet ouvrage, "Les héritiers que nous sommes", Olivier Neveux donne le ton : dès les années 1990, la signature de Jean-Marc Lachaud – philosophe et professeur d’esthétique à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne – révèle un travail marxiste sur l’art. Et ce recueil d’articles témoigne de l’opiniâtreté du geste théorique de cet auteur. Certes, la conjoncture esthétique n’est pas favorable à cette voie d’analyse. Mais pouvons-nous, encore de nos jours, nous contenter des postures postmodernes, de l’indifférence, du retrait, du repli narcissique, de l’attrait de l’art-divertissement ?

Par cet ouvrage, en effet, Lachaud renouvelle son engagement, qui consiste au moins – en se réclamant effectivement de Brecht, d’Adorno, etc. - à perpétuer l’éloge de la perturbation artistique et esthétique : l’art n’est certes pas par nature transgressif ou subversif, il ne peut prétendre concrètement transformer le monde, sa puissance n’est pas inaltérable. Il n’empêche qu’il est impliqué d’une manière ou d’une autre dans le monde. Encore est-ce cette implication qu’il convient de mettre au jour et d’examiner.

Les artistes, en effet, ne sont-ils pas pris plus souvent qu’on ne croit par la fièvre du monde réel, les catastrophes, les rapports sociaux conflictuels, les difficultés propres du champ de l’art aussi ? S’il est vrai que nul ne dispose plus de boussole idéologique précise, les artistes ne demeurent pas indifférents à l’hétérogène, à d’étonnantes stratégies qui donnent aux oeuvres une fougue décapante. Serait-ce cela que l’on appelle la dimension politique de l’art ? Si l’on suit Jacques Rancière, désormais plus souvent cité que le marxisme d’antan, il y a « politique » dans la mesure où les oeuvres suscitent « une modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme tolérable ou intolérable », et c’est ainsi que l’entend Lachaud.

En un mot, quels que soient les déboires de nombreuses théories politiques de l’art, Lachaud nuance, mais maintient, l’idée de considérer l’expérience esthétique comme un moment pouvant provoquer une multitude de tremblements contribuant à dérouter la fabrication du consentement. Une révolution du sensible reste toujours possible, même si elle ne consiste pas en une révolution immédiatement politique. Il y a bien là une manière de briser le cercle infernal de l’indifférence.

Les articles rassemblés ici se répartissent ainsi : ils s’intéressent en premier lieu à la question « Que peut l’art ? », reviennent ensuite sur la question des rapports entre arts et politique, en insistant sur la dimension politique de l’art, pour partie concentrée dans la capacité des arts à ouvrir la voie d’une utopie. Enfin, les derniers articles reprennent le même problème un peu autrement, en faisant place à l’analyse de l’activisme politique et artistique - une mise en parallèle absolument indispensable dans cette logique. Et la fin du volume approfondit la question du rapport entre l’expérience esthétique et la longue marche de l’émancipation dans un contexte impliquant la puissance des industries culturelles et la prégnance de la « World Culture ».

On ne s’étonnera pas de voir commentées massivement, outre des oeuvres historiques que chacun a en mémoire – mais dont il faut relever aussi qu’elles doivent souvent leur puissance à l’existence de mouvements politiques qui leur donnaient leur visibilité et les codes de leur interprétation -, les oeuvres contemporaines de Chris Marker, Armand Gatti, BMPT, Martha Rosler, Valie Export, pour les années 1970, et celles des mouvements activistes pour nos années récentes. Elles sont toutes analysées du point de vue suivant : elles ne se substituent pas au réel, elles ne sont pas indifférentes à la politique, elles ne se confondent cependant pas avec elle. Il reste qu’elles dérangent, qu’elles ouvrent des brèches dans une sensibilité repliée sur la consommation, qu’elles nous précipitent au cœur de passages inattendus, nous incitant à explorer des vides susceptibles d’être comblés et à expérimenter de fulgurants décalages. Et qui peut nier qu’une œuvre d’art ou plutôt la rencontre avec une œuvre soulève la sensibilité et inquiète souvent un usage quotidien du sensible, certes à des degrés différents, et pas nécessairement contestataires, mais du moins décale le quotidien, le consommable ? La question de savoir pourquoi pratiquer un art et comment faire art, venant souvent par la suite. L’art travaille le corps à coups de pic, dit-on ! Il peut en tout cas brouiller des pistes, infiltrer des incohérences et des déviances dans les systèmes les plus refermés sur eux-mêmes.

Néanmoins, afin de ne pas égarer le lecteur sur des terrains un peu mécaniques, Lachaud souligne sans cesse que l’art n’est pas, par essence, critique, rebelle ou révolutionnaire. Il ne suffit pas, a-t-il encore raison de préciser, de faire scandale pour déstabiliser ou mettre en péril l’ordre dominant. Certains commentaires font croire en un caractère subversif de certaines œuvres que les démarches examinées attentivement ne confirment pas. Il en va de même, ajoute Lachaud dans une note bienvenue, de la question de la transgression, toute transgression n’étant pas authentique parce que l’artiste la déclare telle. Dans le champ artistique, la question du franchissement des limites doit être posée et discutée politiquement et moralement. Autrement dit, ajoute-t-il, les artistes ne peuvent revendiquer un quelconque principe d’irresponsabilité.

De ce fait, il est nécessaire de faire le point sur l’art militant. Ce qui est fait dans un des articles republiés. Cette forme d’art est effectivement difficile à circonscrire. Ce n’est pas un genre en soi. Et surtout, l’expérience historique montre qu’il peut être esthétiquement pauvre, politiquement simpliste, voire profondément ennuyeux : Lachaud ne mâche pas ses mots à cet égard. Il ne sert à rien, sur ce plan, de privilégier la transparence politique de l’œuvre au détriment de l’exigence esthétique. Comment penser une tendance politique juste si l’on n’inclut pas dans le débat une qualité esthétique ou littéraire ? En va-t-il de même pour l’art résistant ? Une étude de ce terme, utilisé dans ce cadre, est conduite plusieurs fois dans cet ouvrage, Lachaud se ralliant volontiers à la perspective ouverte par Adorno. Enfin, que dire de l’art compassionnel, sinon que le champ artistique n’est pas épargné par le penchant actuel de la société ? Sans suspecter la sincérité des démarches de ce type, Lachaud, cependant, souligne qu’on ne peut se contenter de citer ou de montrer des chômeurs et des précaires pour attirer l’attention du public et se prétendre révolutionnaire ! Il en va exactement de même pour l’art qui tourne à l’assistanat social. Si à l’esthétique du choc, lié aux avant-gardes du XXe siècle, succède, à l’ère de la postmodernité, le souci de produire des œuvres susceptibles de rassembler, il n’est pas certain qu’on ne soit pas tombé dans le tout culturel, du moins est-il possible d’analyser ainsi ces démarches en s’appuyant sur un autre philosophe, Alain Brossat.

Et Lachaud y revient. Il est évidemment absurde de proclamer que l’art aurait la capacité de renverser l’ordre des choses. Cependant, nous pouvons admettre l’idée qu’il peut développer une force de nuisance susceptible d’ébranler malgré tout les fondations sur lesquelles repose le monde administré dans lequel nous vivons. Et il répète tout au long de cet ouvrage, avec un accent ranciérien marqué, qu’il ne croit pas que l’art ait pour mission d’éclairer les masses en leur révélant la vérité de leur réalité tangible, qu’il ait pour devoir de contribuer à leur prise de conscience, de décider de leur mobilisation et de leur action. Ou, pour citer Rancière même : « On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde, et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action ». En un mot, Lachaud soutient plutôt que l’art est émancipateur lorsqu’il permet de trouver des fissures dans les mœurs et les comportements, et de provoquer des brèches dans le sensible. Il s’agit donc bien de sauver l’urgente aspiration à l’émancipation