Il y a tout un imaginaire qui traverse la perception des mots de l’Islam. Avant toute réflexion, il convient de définir convenablement ces mots, sous peine de fermer et rendre impossible tout dialogue.

Imagination, maîtresse d’erreur écrivait Pascal. Djihad, Charia…autant de termes qui ressemblent à des poignards que l’on brandit pour rendre impossible la réflexion. Il est grand temps de prendre le temps de comprendre pour faire montre de raison dans un monde où la déraison l’emporte sur la réflexion.

Il y a les représentations que l’on se fait et qui n’ont d’autres fonctions que de conforter nos peurs, et de les guérir par le jeu du bouc-émissaire. Olivier Roy dénonce l’insensé de ces représentations-clichés, dans un article, « La peur de ces communautés qui n’existent pas »   . On a beaucoup parlé de Houellbecq qui ne se retient plus de ses craintes qui font obstacle à la pensée. Il imaginait un Président musulman…Parlons de 2084. La fin du monde de l'écrivain algérien Boualem Sansal (Gallimard, 2015). En lisant les critiques consensuelles de ce livre, je me pose la question de la valeur du jugement de ces journalistes qui célèbrent au lieu de réfléchir. Il y a le risque d’entretenir une totale incompréhension de l’Islam et de tout confondre, si on en reste à la signification qui se veut prophétique de ce livre. Etre visionnaire : tel est le cas par exemple de Gao Xingjian (né en 1940), prix Nobel de Littérature, qui a recours à plusieurs reprises à la notion de « troisième œil ». Dans La raison d’être de la littérature (2000), il assimile le troisième œil à un regard distancié, « un regard le plus neutre possible » que l’écrivain porte sur lui-même et sur ses personnages et qui le place au-dessus d’eux : « C’est dans cette observation distanciée que se dissimule la poésie »   . Dans Pour une autre esthétique (2001), le « troisième œil » permet à « l’artiste » de « dépasser (son) narcissisme » et ce qu’il nomme « l’artisanat ». L’artiste observe alors « l’œuvre d’un regard froid qui met en cause son travail »  

 

Qu’en est-il de Boualem Sansal ? Est-il visionnaire ? Pas au sens de Gao Xingjian. Rimbaud écrivait : «Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. » Il n’est pas voyant en ce sens-là non plus. D’abord il cède à un effet de mode, ce thème ayant des liens non négligeables avec l’actualité immédiate et surtout des peurs collectives.La fiction est justement cette forme de langage qui est totalement libre de toute obligation de dire le vrai à l'inverse de la science. On peut dès lors s’interroger sur ce qui contribue à voir dans ce livre un message messianique. La fiction ici s’appuie sur une mimesis du discours scientifique, ce que l’auteur appelle une certaine froideur. Discours rationnel qui cautionne indirectement dans l’esprit du lecteur une certaine croyance au vrai et supprime les effets de la fiction. Elle contribue à développer également de nombreux clichés, sur la banlieue par exemple, dont elle ne sort pas de la représentation, ou encore sur l’imaginaire de l’Islam. D’où des mots très proches du réel – ainsi en va-t-il de « Yolah » - qui jouent sur les sonorités.


1984 et son « Big Brother » ne sont pas uniquement la critique du nazisme ou du communisme. Cette inégalable mise en garde vaut encore pour notre époque où la propagande et la mise sous coupe réglée des individus n'est pas l'apanage des seules dictatures. Boualem Sansal conforte surtout l’Europe et l’Occident de leur supériorité. Quant aux critiques de ce livre, ils jouent sur les thèmes classiques de la « solitude » de l’auteur dans son pays, sur les menaces qui pèsent sur lui… Ecrire devient dès lors une bravoure mais pas une bravoure littéraire.


Alain Roussillon a longtemps travaillé sur ces représentations   .

Tout comme les « musulmans », sous diverses dénominations plus ou moins polémiques – Maures, Sarrasins, Turcs, Arabes, et aujourd’hui immigrés, islamistes, voire terroristes –, ont habité sans discontinuer, depuis le Moyen Âge, l’imaginaire et les représentations des sociétés du Nord de la Méditerranée et continuent de le faire, les « Occidentaux » – Roums, Francs, infidèles, croisés, colonialistes, etc. –, continuent de travailler l’imaginaire et les représentations des sociétés de leur Sud.
C’est à partir de ce constat que l’on pourrait qualifier d’anecdotique, qu’il m’est apparu urgent de faire le point sur l’Islam. Il y a un réel décalage entre le travail des universitaires et la transmission au public. Comment penser si on ne cesse de vous brandir le flambeau de la peur en amalgamant tout ? Comment concevoir un « bien commun » si une partie de la nation est rejetée au nom d’un mot que l’on ne définit jamais ?
Ce dossier commencera donc, et ce sera la conclusion de ce préambule par un glossaire, qui permettra par la suite de clarifier l’analyse.

A propos de quelques mots  


Ijtihâd : littéralement, le terme Ijtihâd signifie « l’effort ». Au fil du temps, il prit le sens particulier « d’effort de réflexion ». Selon la doctrine classique de la théorie du droit islamique, Ijtihâd signifie se contraindre à se forger une opinion (dhann) dans un procès (qadiyya) ou comme règle (hukm) de droit. Pour le philosophe indien Mohammed Iqbal (1877-1938), l’Ijtihâd « signifie s’efforcer en vue de formuler un jugement indépendant sur une question légale ».
Il s'agit donc d'un effort d’interprétation de la Shari’a (de réflexion et de recherches) effectué par un juriste musulman qualifié (faqîh, ouléma) soit pour extraire une loi ou une prescription de sources scripturaires peu explicites, soit pour formuler un avis juridique circonstancié en l’absence de textes de référence dans les sources de la loi musulmane (Le Coran et les Hadiths). Ce principe se place en général après les deux sources scripturaires incontournables, le Coran et la Sunnâ (Hadiths), mais se trouve surtout à la base du qiyas (raisonnement analogique) et du consensus (ijmâ’).

fatwâ : Avis juridique, verdict religieux qui n'engage que le savant jurisconsulte qui le prononce. Les personnes habilitées à donner des fatâwâ sont les muftis. Contrairement aux idées reçues, une fatwâ n'est donc pas synonyme de condamnation…

Chari'â (الـشَّـرِيعَـة) : littéralement « chemin menant à la source », devient dans le contexte religieux « chemin pour respecter la loi ». Nom collectif des lois de l'Islam, y compris tous les systèmes jurisprudentiels, éthiques, liturgiques et religieux. La chari'â ou loi islamique est l'ensemble des normes de droits privé et de droit public qui constituent l'ordre moral et social de la communauté musulmane. Cet ordonnancement normatif tire sa source, en premier lieu, du saint Coran et en second lieu de la Sunna (tradition du prophète ç). La Chari'â intègre donc le Fîqh (jurisprudence), Usûl ud-din (théologie), ainsi que la « voie mystique » (tasawwuf).

Quelques mots sur lesquels les prochains articles reviendront. Il est temps que les rumeurs cessent

 

SOMMAIRE

Un regard politique : Camille Desmoulins, L’Islam au feu rouge

Un regard religieux : Mohammed Bajrafil, Islam de France : l'An I

Un regard linguistique : Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées : comprendre et combattre la propagande terroriste

Un regard romanesque : Zahia Rahmani, Musulman

Un regard philosophique : Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes

Un autre regard philosophique : Ulrich Rudolph, La philosophie islamique: des commencements à nos jours