Le film de Jean-Gabriel Périot propose de raconter l’histoire de la RAF (Fraction Armée Rouge) à partir des images que ses membres fondateurs ont produites avant de passer à la lutte armée. Ainsi la question que pose Une jeunesse allemande s'approche-t-elle au plus près de la préoccupation de ces jeunes militants à l’époque, à savoir comment passer de la lutte des discours à la transformation de la réalité. Si le pari est risqué, c'est parce que le film de Périot redonne à voir des images qui, encore aujourd'hui, sont politiquement et esthétiquement efficaces, et qui donc ne peuvent pas être considérées comme de simples documents illustratifs d'une époque passée. Paradoxalement, c'est la fidélité à ces images qui permet à Périot de ne pas adhérer à une des interprétations possibles, celle qui ferait de la lutte armée la suite logique d'un épuisement de l'action sur le terrain des médias et du cinéma. La mise en contexte et surtout le regard rétrospectif, marqué par le silence et l'opacité de la vie clandestine – et par l’omniprésence résultante des contre-images produites par l'« ennemi » –, jettent un premier doute sur l'hypothèse d'un passage inévitable de l'image à l'action. La fidélité à son sujet – qui n'est donc pas une adhésion pleine et entière – se reconnaît au fait que Périot fouille dans ces images sans chercher à imposer le regret nostalgique d'une période où il aurait encore été possible de vivre en héros. C'est sur ce point que s'égarait La Bande à Baader (Der Baader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008), qui célébrait l'esprit aventurier des jeunes révolutionnaires tout en leur opposant l'inévitabilité de la défaite, à travers notamment une mise en scène conventionnelle et aliénante.

Partir des images que produisent les jeunes militants de gauche à la fin des années 60 (de la même façon dont ils produiront des bombes ultérieurement), permet d'élargir et même de transformer l'approche traditionnelle du phénomène. Car lorsqu'on aborde un mouvement comme la RAF et ses figures emblématiques, on a beau chercher les motivations politiques ou psychologiques ainsi que les conditions objectives ou subjectives qui prédestinaient (à tort ou à raison) à la lutte armée, on se heurte toujours à une énigme fascinante. Qu'est-ce qui a pu mener ces jeunes gens à la radicalisation ? S'agit-il vraiment d'une décision concertée, ou bien d’un concours de circonstances ?

Le film de Périot répond à ces questions avec une thèse d'apparence claire mais qui, déployée avec rigueur, rebondit elle aussi comme une énigme : il y aurait peut-être eu un lien entre l'engagement initial des membres du groupe dans la fabrication d'images et la décision ultérieure de passer au silence et à l’ostracisme de la clandestinité. Certes, le film n'explique à aucun moment en quoi consisterait le rapport de causalité menant d'un moment à l'autre, puisque, si ce rapport existe, il ne relève pas de l'archive explorée, mais plutôt du commentaire extérieur, que le film évite. Ce n'est que comme une suggestion qu'il laisse entendre qu'Ulrike Meinhof, journaliste, Andreas Baader, ancien étudiant de beaux-arts, Gudrun Ensslin, actrice occasionnelle, et Holger Meins, peintre et cinéaste, auraient constaté l'épuisement de la bataille des images. Ils seraient ainsi arrivés à la conclusion que, comme on entend Meinhof le dire à un moment du film, leur réponse politique ne pouvait être donnée, transmise, communiquée (vermittelt) qu'au niveau de la « pratique ». Le lien, donc, entre ces deux ordres d'action – la production de films et les attentats à explosifs –, reste indémontrable, et pourtant Une jeunesse allemande s'articule autour de l'intuition que ce rapport peut et doit être posé au premier plan.

La méthode de Périot consiste à enchaîner des images sans les commenter, les présentant dans un ordre chronologique rigoureux, de 1965 à 1977. L'absence d'un commentaire externe servant d'élément conducteur rend possible une lecture presque littérale des documents présentés, ce qui est loin d'être un choix neutre. En effet, les phrases lancées par Ulrike Meinhof sur un plateau de télévision refusent de servir à un dialogue quelconque et en cela elles sont percutantes comme des armes. De leur côté, les films réalisés par les étudiants de la Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin cherchent à la fois à rompre avec des schémas formels qu'ils considéraient révolus et à véhiculer des messages politiques nets.

Une détermination qui devient claire lorsqu'on considère le travail de Holger Meins, qui en 1974 deviendra le premier mort de la RAF en prison, suite à une grève de la faim. Son film Oskar Langenfeld, 12 Mai (1966) présente toute la complexité d'un portrait contemporain, celui d'un SDF berlinois dans sa vie quotidienne. Harun Farocki, collègue de Meins dans ces années-là, lui a dédié un texte, « Une extrême passion » (paru dans Trafic, nº 30, 1999, P.O.L.). Il explique son admiration pour le travail de montage du film de Meins, qui a aussi collaboré à la réalisation des premiers travaux de Farocki lui-même, d’Helke Sander ou de Gerd Conradt. Ce dernier a d'ailleurs consacré deux films à la figure du réalisateur devenu membre actif de la RAF, et qui avait participé à son Farbtest rote Fahne (film de 1968 cité dans Une jeunesse allemande avec une musique surajoutée). Le premier, Über Holger Meins - Ein Versuch, unsere Sicht heute (1982) oublie, de manière peut-être symptomatique, l'intérêt de Meins pour le cinéma. Ce n'est que dans le documentaire le plus récent, Starbuck – Holger Meins (2001) qu'il aborde cette question, mettant l'accent sur l'évolution de ses préoccupations esthétiques.

Nous apprenons ainsi qu'un des films de Meins, aujourd'hui perdu, s'intitulait Wie baue ich einen Molotow-Cocktail? (Comment fabriquer un cocktail Molotov ?). Conçu comme un manuel d'instructions, ce film se laissait lui-même emporter par une certaine littéralité descriptive, loin déjà de la riche ambiguïté qui plainait encore sur Oskar Langenfeld, laissant entrevoir une problématisation conséquente du rapport entre les images et la réalité. Certes, on ne peut dire que ce film d'agit-prop neutralisait simplement sa propre portée esthétique en privilégiant un usage militant immédiat, car personne n'avait à cette époque besoin d'aller au cinéma pour apprendre à fabriquer l'arme explosive – un tract clandestin étant plus que suffisant à cet effet. Mais la démarche esthétique de Meins consistait précisément à pousser jusqu'à son effacement – ou presque – la distinction entre un film à l'esthétique militante et un objet à usage politique, entre une représentation de l'action et l'action elle-même.

Ce n'est pas seulement que Meins aurait cherché à rapprocher au maximum son idée du cinéma de son engagement politique. Dans l'article cité, Farocki reconnaît une intimité liant la radicalité du pari poétique avec la radicalité du programme politique, qui serait loin de constituer un simple rapport de soumission de l'un à l'autre. Selon Farocki, Meins, en tant que réalisateur, se détachait avec Oskar Langenfeld par une attitude qui « reposait sur une conception parfaitement idéale du cinéma […]. Durant les années suivantes, lorsque l'engagement politique sembla exiger de tout autres films traduisant l'aspiration à une toute autre vie, la valeur de cette conception religieuse de l'art apparut soudain. » (p. 21)

Comment expliquer alors l'abandon du cinéma et le passage à la clandestinité, où les jeunes militants ne pouvaient plus maîtriser leurs images ? Où le produit de leurs actions ne pouvait résonner que dans l'espace d'un discours dominé par l'État et ses médias, dont Springer Verlag ? Finalement, c’étaient peut-être aussi bien un concours de circonstances qu’une décision concertée qui ont poussé Meinhof à fuir avec Baader une semaine avant l'émission de son dernier et plus ambitieux projet documentaire, Bambule (réalisé par Eberhard Itzenplitz en 1970). Une jeunesse allemande opère d’ailleurs un changement de point de vue au moment où ce passage à l'action armée se produit. L'attention que le film de Périot porte alors au discours de l' « ennemi », se justifie d'abord par l'absence d'une archive audiovisuelle produite par Meinhof, Meins et leur groupe dans leur vie clandestine. Mais c'est aussi un choix de Périot lui-même, ce qui lui permet de souligner la portée iconoclaste du parti-pris de la violence, tout en rendant visible par contraste le refus de produire des images qui seraient toujours restées insuffisantes à l'égard de la mission qu'on leur assignait : elles n'auraient jamais atteint leur propre valeur comme images, selon la « conception religieuse » dont parle Farocki.

Sur le vide d'image produit par la lutte armée, le discours obscurément vindicatif et triomphaliste du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt lors de la mort de Meins, ainsi que les attaques des politiciens de la CDU/CSU contre les intellectuels, accusés d'être la cause de la dérive terroriste des mouvements étudiants, résonnent comme des formes d'une violence accrue. Périot réussit à montrer, par contraste, que ces images diffusées par la télévision étaient elles aussi l'objet d'un réel exercice du pouvoir, et que la lutte armée n'avait pas éclaté dans un espace libre de violence.

C'est à propos de cet état de violence généralisée – qui n’est pas présenté en soi comme une justification des méthodes de la RAF – et de la position du cinéma face aux problèmes de ladite « pratique », que prend sens le choix de Périot de conclure avec une référence au film collectif L'Allemagne en automne (Deutschland in Herbst, 1978), probablement un des films allemands les plus importants de l'après-guerre. Périot choisit de citer une partie de la contribution de Fassbinder, peut-être la plus intime du film. En se portraiturant lui-même au moment de recevoir la nouvelle de la mort de Baader, Ensslin et Raspe, Fassbinder donne une voix aussi bien poétique que politique au silence créé et, de même que Reitz ou Schlöndorff, il propose une autre interprétation de la violence qui n'aboutit pas à une condamnation des images ni à leur simple instrumentalisation. Cette approche n'apporte peut-être pas la « réponse » désirée par Meinhof, mais elle ne nie pas non plus la violence, la sienne propre comme celle de la RFA. Elle revendique au contraire la nécessité de passer à nouveau par l'image pour pouvoir donner une réponse quelconque à la violence, dans toutes ses formes. C'est, dans Allemagne en automne, le sens de l'intertitre montré au début et à la fin du film : « arrivés à un certain point de cruauté, peu importe qui l'a commencée, elle doit se terminer ». Il s'agit d'une phrase d'une mère allemande de l'année 1945, retrouvée par Kluge. La comparaison entre la date du film et celle de la citation fait elle-même violence et image. Sur l’irréductibilité du rapport entre ces deux concepts, qui domine tout le questionnement développé par Périot, Starbuck, le film de Conradt, nous propose de découvrir un détail anecdotique, mais peut-être aussi révélateur. À la fin de sa vie dans la prison de Wittlich, Meins avait peint un tableau qui ressemblait à un Mondrian, et qui était affiché sur le mur de sa cellule. Comme si le silence de la clandestinité et l'enfermement pénitentiaire n'avaient pas réussi à en finir avec un certain besoin d'images.