A l’espace des Blancs Manteaux, s’est tenu le week-end des 9, 10, et 11 octobre 2015, le Salon de la revue.
Tous les ans se retrouvent à Paris, les éditeurs de revues-papier qui se maintiennent même si Internet gagne du terrain et qu’elles disposent de sites. Philosophie, littérature, ethnologie, sociologie, la liste est grande des revues présentes. Vendredi 9 octobre à 19h tout a commencé. Heureux de se retrouver chacun discute, expose ses derniers numéros ou parfois la collection intégrale. Ce qui est frappant c’est la jeunesse de certaines équipes portées par le désir de résister même si elles ne gagnent rien et que souvent leur travail se ramène à du bénévolat. Il s’agit de proposer à toutes les revues une réelle visibilité, tant il leur est devenu difficile d’occuper un tel espace dans les librairies. Quand elles ont l’opportunité d’y être, c’est souvent dans des recoins où elles retournent dans l’ombre soulignera un des organisateurs de l’événement.
Un territoire qui s’esquisse sans cesser de se déterritorialiser
La revue offre un autre lieu, un autre temps que le livre. On choisit de lire un article, au hasard de la rencontre dans un temps de « va et vient ». On n’est pas dans une temporalité de la ligne. Le lecteur s’y oriente comme il veut. Il n’y a pas de centre. Pas de début, sauf celui inaugural du premier numéro. Pas de fin, sauf des raisons bien souvent financières. La revue est œuvre en train de se faire, au sens de poiesis, le faire de l’artisan. La lecture organise son propre circuit. Une « re-vue » on y revient, on la re-lit et re-lie à sa propre réflexion. La fin est provisoire. Il y aura une suite. Fondamentalement ouverte au temps, son actualité rejoint un inactuel de la pensée. Retour sur soi, elle vise à s’achever mais reste dans la visée. C’est le cas par exemple de la revue Esquisses . On publie une sorte de premier jet, me confie sa rédactrice en chef, une démarche spontanée qui gardera quoiqu’il en soit sa zone d’ombre, mais ouvrira une voie à la réflexion, par la soudaineté du geste, le choc émotionnel du mot juste. « Les esquisses ne se nourrissent-elles pas de ce voisinage inattendu entre la sûreté du trait et l’acceptation de l’éphémère de la pensée ? » peut-on lire dans la présentation. Son dernier numéro de l’automne 2015 a pour titre « Désordres », où on peut lire en abîme une critique du carcan infligé à la pensée par l’ordre académique. Refus du cadre et de l’errance interminable. Il s’agit de créer une écriture vraiment libérée des contraintes institutionnelles, tout en en mettant d’autre en œuvres, produites par l’écriture elle-même. Certains universitaires retraités, rajoutera-t-elle, se sentent enfin libérés de cette injonction à respecter les normes de l’écriture, et se lancent dans ce type de travail avec joie.
Procédé de désubjectivation
L’écriture est une aventure collective. C’est le projet de Frustration, revue qui appelle à s’insurge contre les élites et ceux qui confisquent le pouvoir au peuple : « Nous ne cessons jamais de construire et de déconstruire la revue, nous nourrissant de notre expérience acquise de numéro en numéro et des retours que l’on nous faits. » L’écriture de la revue est collective, sans signature personnalisée. Une revue qui met en scène son projet politique, qui le territorialise dans son inachèvement, le projet ne cessant de se construire. La revue se donne alors à lire comme ébauche en constant devenir.
La revue est décentrement et crée ainsi un nouveau territoire éloigné de tout souci de reconnaissance personnelle. La revue FPM (Festival Permanent des mots) écrit en exergue de son dernier numéro : « Nous topographions nos territoires pour écrire afin de raconter l’au-delà des frontières… » Paradoxe de ces frontières refusées ici. C’est l’écrit qui fonde le territoire commun. D’où l’intérêt de la revue à l’égard de ceux qui n’ont rien écrit et n’habitent de ce fait aucun territoire. La revue leur offre la possibilité de créer un territoire commun, un ailleurs des territoires mis déjà en place : « juste pour vous dire que quand nos langues s’emmêlent il n’y a plus rien qui ne compte à mes yeux. »
Expérimentations
On y teste aussi des formes, on y mêle différents matériaux – photos, textes, dessins…- ce qui élargit le champ des possibles. La Revue Métèque, par exemple traite de « la lettre d’adieu » dans un de ses numéros : une réponse en quelque sorte au travail de Sophie Calle. La revue se définit ainsi :
Métèque ne possède aucun antonyme. Comme si la langue elle-même le reléguait plus encore en lui refusant un adversaire. Le métèque ? Il ne se définit qu’en opposition au citoyen légitime. Cette double peine m’arrange, en un sens.
Cette revue veut n’engranger que les couacs. Il y a une raison valable, loin de toute afféterie : nous crevons tous de manque. Toutes nos Valda restent coincées. Qui pourra dire qu’il est libre ? Qui prétendra qu’il est débarrassé du nœud qui le garrotte ?
Est donc métèque celui pour qui la vie est difficilement respirable, mais qui ne se laisse pas asphyxier pour autant.
Métèque, celui qui peine dans ce monde, mais qui trace son chemin de l’âne, loin, aussi loin qu’il le peut…
Métèque, celui qui produit du sens malgré la frivolité qui gagne.
Métèque, celui qui ne troquerait sa place de métèque pour rien au monde.
Métèque, celui qui s’arme jusqu’aux dents pour descendre en lui-même.
Métèque ahuri, métèque grandiose, métèque dandy, métèque donneur de son sang, métèque partisan, métèque ébloui, éblouissez-nous, éblouissez-vous !
JfDalle
Revue en noir et blanc, elle a un écho punk comme son créateur, un ton provocateur jouant du paradoxe, cherchant à approcher le réel avec un ton sans concession. L’esthétique est soignée. La revue ici est plus une œuvre personnelle, créative, qu’un travail de recherche. Les lecteurs sont invités à contribuer. Décentrement de l’auteur qui offre un lieu d’écriture.
Respirer
Il s’agit de respirer, de « prendre l’air », de faire une pause musicale, pour créer son propre territoire, et se distancier de la routine de la répétition. Silence de la partition pour entendre la suite. La moitié du fourbi est une revue littéraire et « appel d’air ». Sur son site, on peut lire : Dans le fourbi du monde, la littérature ouvre des pistes et des espaces. Elle invite aussi à poser le livre et à regarder autour. Le plus loin possible comme à nos pieds, il y a matière à s’étonner, prendre plaisir, s’émouvoir, s’effarer. Au cœur des textes et au-delà des pages, nous faisons le pari de deux gestes portés par une même curiosité, une même envie de donner encore à lire, à voir et à penser. A chaque numéro, une proposition (un thème, un mot, une luciole). La moitié du fourbi l’explore librement, réaffirmant que la littérature est l’exercice jubilatoire le plus sérieux du monde. Une promenade, en somme, à livre ouvert et à livre fermé. »
La littérature crée le lieu, le hors-lieu du livre qui s’ouvre au lieu de la revue. C’est encore une très jeune revue. Après le thème « écrire tout petit » le dernier numéro nous propose « Trahir », dont l’ouverture est oulipienne. Puis le résumé qui en est fait, crée une sorte de récit renvoyant à certains romans au ton initiatique « [...] où l’on se trahit en se préparant à trahir, où l’on cherche le Point Hope sur les murs de Paris, où l’on perd par deux fois son enfance, où l’on apprend à regarder Kamenev dans les yeux ; où l’on croise Carver dans ses derniers retranchements, Appelfeld dans le silence de sa langue, Tsvétaeva dans ses fidèles égarements ; où l’on se promène dans le neuvième cercle de l’Enfer et dans les paysages céphaliques d’un autre temps ; où l’on se fait une certaine idée de la guerre ; où l’on suit Énée au cul des camions, où l’on se repasse les chansons d’un roi sans couronne et les paroles rouillées d’un président ; où l’on joue de la tronçonneuse pour laisser passer la lumière [...] » .
Ecriture salvatrice
Dans un tout autre genre, les Cahiers de la folie laissent la place aux patients et aux professionnels de la psychiatrie contestant le bien-fondé de la législation qui retourne de plus en plus à des choix coercitifs. Ainsi au café, Fred artiste psychotique, dira que le retour en arrière est frappant. Dès qu’il savait qu’une crise allait surgir, il se rendait aux urgences où le premier geste était de le sangler. Violence impitoyable de l’institution. « Les Nouveaux Cahiers pour la folie sont nés d’un pari sur l’utopie. Dans une période où tout concourt à faire taire les « voix » de la folie, et jusque dans les milieux psychiatriques, cette revue se propose à recevoir des propositions émanant de diverses personnes impliquées dans les différents bords de la folie. Concrètement, y interviennent tant des personnes soignées en psychiatrie que des personnes ayant fonction de soignant, ou tout un chacun qui se sent concerné à quelque titre que ce soit. » Voilà ce qu’on peut lire sur le site de la revue ((https://humapsy.wordpress.com/)). Là aussi la parole est décentrée. On mêle les patients aux professionnels pour souder ce lien nécessaire à la guérison.
Mobilité de la langue et mobilité de la revue…
Expression maghrébine((Revue semestrielle de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures maghrébines (CICLIM) http://www.ub.edu/cdona/em))) se donne pour tâche d’examiner les inflexions qu’introduit l’usage du français dans les autres pays et en particulier au Maghreb et dans la diaspora maghrébine. La revue restitue ainsi par sa mobilité même l’inachèvement substantiel de la langue, toujours en mouvement.
Le pigeon (voyageur ?) est aussi une revue qui s’intéresse à la francophonie. Elle se présentait ainsi :
« En 2007, Nancy Huston, Alain Mabanckou, Éric Orsenna, Le Clézio et Dany Laferrière signaient dans Le Monde une lettre ouverte intitulée « Pour une “littérature-monde” en français » où ils remettaient en cause la vision hexagocentriste des littératures de langue française. Récemment, au Québec, l'éternel débat « terroir contre exotisme » était réactivé à la suite d'une chronique de Christian Desmeules parue dans Le Devoir. Est-il possible pour un écrivain d'adopter une posture autre que nationale ? Les auteurs qui se tournent vers des sujets étrangers sont-ils condamnés à un vain « tourisme littéraire » ?
C'est pour réfléchir sur ces questions que Ville-Marie Littérature fonde la revue de création semestrielle Le Pigeon, laboratoire et lieu de rencontre qui réunira à chaque numéro les textes littéraires d'une dizaine d'auteurs francophones du monde. Abondamment illustrée par deux artistes en résidence et toute en couleurs, la revue sera aussi belle que riche en découvertes.
Distribué tant en Amérique du Nord qu'en Europe et en Afrique francophone, Le Pigeon se propose en somme d'effacer les frontières afin de créer une communauté d'auteurs dont la langue française constitue la patrie. »
Là aussi territoire rime avec déterritorialisation, ouverture de la langue à de nouveaux usages.
Ethnologie en mouvement
L’ethnologue voyage au cœur de l’inconnu et doit se distancier de lui-même. Démarche loin d’être évidente qui justifie la pluralité des approches par divers articles dans des revues. Cette diversité qui régule le risque de l’ethnocentrisme, ouvre un territoire : celui du dialogue avec le lecteur. Le sujet dans la Cité a ainsi le projet de travailler sur le « comment dire ? ». Comment parler de la migration, par exemple, sans désincarner le sujet ou en étant trop dans la subjectivité ? C’est sur cette tension que travaille l’équipe. Elle présente ainsi son travail :
« […] la revue Le sujet dans la Cité se propose d’interroger les modalités d’exercice et de réalisation des sujets dans les organisations et les fonctionnements contemporains du vivre ensemble. Depuis le dernier quart du xxe siècle, les conditions faites à l’individualité se sont profondément transformées, qu’il s’agisse des formes de la gouvernementalité et de la participation citoyenne, des « manières de faire » et des pratiques sociales quotidiennes, des codes et répertoires de la parole dans le rapport à soi-même et aux autres, des formes sociales de la vie domestique et affective, des rapports à l’école, à la formation, à l’emploi, au travail. En prenant, selon ses livraisons, la mesure de ces déplacements et de ces reconfigurations dans tel espace de la vie individuelle et collective, Le sujet dans la Cité souhaite apporter une contribution réflexive à ce qui est, depuis le germe grec de la polis, le grand défi de nos sociétés, si souvent mis en échec et destiné à être constamment revivifié : le projet d’émancipation et d’autonomie qui seul peut faire des individus sociaux des sujets dans la Cité.[…] »
Si les revues de poésie occupaient un espace conséquent, ce n’étaient pas le cas des revues philosophiques, assez éparpillées dans le salon. Je les rencontrai. Il en ressort une certaine variété tant au point de vue du contenu que de la diffusion. Une volonté aussi de se faire entendre au sein de cette constellation de revues que la tradition philosophique a pérennisée. D’ailleurs, simple remarque, les grands noms de ces revues n’étaient pas présents au salon. Présente au salon, Sens dessous : cette revue philosophique est ouverte aux autres approches disciplinaires. Titre jeu de mots, le parti –pris est l’humour au service du sérieux. L’éditorial du numéro 16 consacré à l’animal, rappelle les discours de lamentation écologistes, fort louables certes, quand il y eut en 2000 le naufrage de l’Erika qui provoqua une marée noire, dont les mouettes furent les grandes victimes. Qu’attendent-elles pour secourir en retour, tous les migrants naufragés écrit Nadia Taïbi, rédactrice en chef, dans un humour grinçant ? Dans la présentation de la revue on peut lire : « Cette revue a pour ambition de faire émerger – à travers des réflexions théoriques, mais aussi des points de vue singuliers, entretiens ou témoignages à propos de l’actualité – ce que nous appelons le « dessous ».Le « dessous » définit la complexité des expériences intellectuelles ou existentielles vécues, régulièrement évacuée par les discours consensuels ou la recherche d’une vérité d’un seul tenant. »
Le Philosophoire , une revue scientifique qui a pour axe la réflexion philosophique sur des thématiques. Le directeur de la revue, Vincent Citot, professeur de philosophie, la quarantaine, explique que son objectif n’est pas de proposer des exposés sur les grands noms de l’histoire de la philosophie mais qu’il attend de ses auteurs la construction de problématiques philosophiques : ne pas faire de l’histoire de la philosophie, mais plutôt comprendre le monde à partir de questionnements. Cela n’empêche pas la rigueur et la scientificité des articles. Les thèmes sont variés : le bonheur, l’histoire, l’intelligence et la bêtise…il est aussi demandé aux auteurs d’éviter de « jargonner » : le but est d’être lu mais surtout compris, rajoute Vincent Citot..
La revue ne dévoile pas tout : Sigila (le Secret)
Cette revue franco-portugaise a pour unique thématique la question du « secret ». Au début je ne savais pas où cela allait nous mener, me confie une de ses fondatrices, Florence Levi. Et aujourd’hui nous en sommes à 36 numéros. Déclinant le secret sous une forme sémantique (La transparence, le dévoilement) ou par association libre, cette revue est très proche de l’essence de la revue. Jamais achevée, relue, complétée de numéros en numéros, elle définit ainsi son projet : « On s’attache à esquisser les frontières, les relations, les échanges et les interférences entre le secret, l’énigme, le mystère, la dissimulation, le mensonge, l’intime, le silence, le mutisme, l’aveu, le déni... » . La revue est esquisse disions-nous plus haut.
Comment meurt une revue : Le Terrain, ou le secret dévoilé
La revue est un corps vivant, soumis aux aléas de l’extériorité. C’est le cas de Terrain, dont le dernier numéro porte symboliquement le titre de « Nostalgie ». Le Ministère de la culture ne remplacera pas la fondatrice qui part en retraite. La revue qui s’intéressait à l’ethnologie européenne, d’une très haute qualité esthétique et scientifique ne sera pas remplacée. Ou plutôt, sera mise en place une revue, toujours en cours de réflexion sur le « patrimoine culturel immatériel », idée qui se rattache à l’Unesco. J’ai rencontré l’équipe au salon. Déception et tristesse…et surtout un fort sentiment d’impuissance. Il y a eu un appel. Mais pour l’instant, rien ne bouge vraiment. Ce salon c’est leur dernière apparition.
Ce salon était comble. Il y avait bien sûr d’autres revues. Assemblées elles sont l’écriture d’une partition, qui ne cherche pas nécessairement l’unisson. D’ailleurs si tout était harmonieux, auraient-elles leur raison d’être ? Le consensus cela a donné le Salon des refusés. Ici on laisse libre cours à la dissonance