François Dagognet est décédé. Ce philosophe-matiérologue  qui était attaché aux objets et reprochait au sujet d’occuper toute la place, avait un certain humour que je voulais rappeler en hommage.

Voilà quelques extraits de ce qu’il écrivait à propos de la mort dans ABCDaire.

Nous croyons que les philosophes gagneraient à mieux concevoir ce qui, malgré tout, les trouble. Imaginons d'abord que les hommes ne meurent pas, il en résulterait le pire des désordres ; la vie en deviendrait vite impossible. En outre, il importe de renouveler les couches d'âge et de permettre aux jeunes arrivants de prendre en charge la société, ainsi que sa marche. Il n'est rien de pire que la fixité ou l'immobilité. Heureuse réponse que le décès des uns qui favorise la montée des autres ! Que soit évitée l'asphyxie qui résulterait de l'entassement ! La mort nous délivre d'une fâcheuse accumulation ; ne la maudissons plus.

[…]

Il se pourrait que la mort permette à l'essentiel de se détacher du contingent et du circonstanciel : la mort supprime, en effet, la corporéité (le cadavre) mais n'en intensifie que plus le souvenir, l'oeuvre, la présence de l'absent : rapprochons la mort de ce qui permet le décrochage du "ce qui est vraiment" et facilite la reconnaissance de ce qui singularisait le défunt.

Dans ces conditions, l'homme meurt deux fois : après la "fin organique" viendra plus tard une autre mort, celle de l'oubli, mais l'homme qui meurt au sens habituel du mot n'est pas encore mort ; et nous ne perdons que ce qui le cachait (inachevé, tant qu'il vivait, il pouvait tout remettre en question de ce qu'il était ; désormais, son portrait psycho-social est arrêté, il ne variera plus).

Les sociétés occidentales -du moins les actuelles- n'ont pas assez vu que le mort reste plus présent que jamais : il s'écoule une longue période entre la première mort (l'organique) et la seconde (la socio-spirituelle). Auguste Comte l'insinuait, puisque, pour lui, « la société est faite de plus de morts que de vivants » : en conséquence, nous devrions éloigner le cérémonial des "Pompes funèbres", le corbillard, le rite des condoléances, la mélancolie ambiante et imposée, les larmes et les plaintes. Les Africains l'ont compris : l'enterrement, chez eux, est accompagné de danses, de chants et d'un repas somptuaire ; le sombre est banni au profit du blanc ; c'est un jour de fête.

La conduite du deuil s'impose d'autant moins qu'elle vise à faciliter l'oubli : après un tribut dûment payé -entendons une période de retrait, de tristesse et de commémoration- nous pouvons revenir à la vie civile et même participer à ses réjouissances. Nous préférons que les proches conservent la mémoire du disparu (un mot que nous ne retiendrons pas) et persévèrent dans son évocation régulière.

[…] Le cimetière facilite justement ce que nous avons demandé : il travaille à sa manière à la maintenance. Nous ne le concevons pas de façon négative ou répulsive comme le lieu où sont déposés les restes et comme s'il fallait aussi enclore tous les morts, en les séparant des vivants. Nous souhaitons éviter cette ultime séparation-exclusion, destinée à faciliter l'oubli.

Nous retenons surtout ce paradoxe de la mort : si elle détruit le vivant (du moins le soma) elle l'intensifie aussi et le rend plus présent. L'ancien vivant demeure ainsi dans le filet salvateur des anniversaires et des justes célébrations.

Et quant aux savants qui ont amélioré nos existences, quant aux héros qui se sont sacrifiés pour la Nation, ils méritent la pérennité. Nos villes partout les rappellent et les célèbrent. Nous leur devons l'hommage de leur immortelle présence