De stimulantes contributions pour penser la mise à l'écran des révoltes et des révolutions de l'Europe moderne.

Une longue tradition de dévaluation ontologique de l'image – et plus particulièrement de l'image cinématographique – chez les intellectuels et les historiens a durablement empêché de voir en elle autre chose qu'une simple illustration, ou, héritage platonicien oblige, un pâle reflet déformant de la réalité. Il a fallu attendre les stimulantes analyses de Marc Ferro dans Cinéma et histoire (1977)   , ayant permis à la fois de semer de nouvelles graines méthodologiques d'analyse du film et de procéder à une « contre-analyse » de la société, pour faire du cinéma un objet digne d'intérêt. Depuis, nombre de chercheurs rompus aux méthodes de l'histoire culturelle se sont emparés du Septième art, soit pour « déterminer la vertu historique d’un film sur sa capacité de “figuration” » comme le souhaitent Christian Delage et Vincent Guigueno   , soit pour pister des « formes cinématographiques de l'histoire » ainsi qu'exhorte à le faire Antoine de Baecque   . Dans Révoltes et révolutions à l'écran. Europe moderne, XVIe-XVIIIe siècle, des historiens modernistes et des historiens du cinéma nous invitent à penser la manière dont les contestations populaires et nobiliaires, pourtant relativement absentes à l'écran, ont été mises en scène ; non pour traquer stérilement les anachronismes et les décalages entre la véracité des faits et les libertés immanquablement prises par la fiction, mais pour interroger le faisceau de contraintes enserrant la production audiovisuelle, dans le cadre d'une fructueuse histoire des représentations. Il s'agit dès lors d'exhumer « des tropismes cinématographiques, des stéréotypes, des procédés d'écriture qui renvoient à la formation de l'imaginaire, avec ses occultations volontaires ou inconscientes, nourries d'inspirations littéraires mêlées aux images léguées par l'enseignement de l'histoire »   .

Absences, omissions, hors-champs : de la difficulté de mettre la révolte à l'écran

Pour Hélène Duccini, dire que les représentations des révoltes populaires sont remarquablement absentes des écrans de télévision est un doux euphémisme tant les Croquants du Périgord, les Nu-Pieds de Normandie ou les Tard Avisés du Quercy demeurent en dehors du champ de la caméra. Seule la révolte bretonne des Bonnets rouges en 1675, mouvement indissociablement antiseigneurial et antifiscal, a fait l'objet de deux courtes émissions, en 2005 et 2010. Aurore Renault, en travaillant sur le scénario avorté de Polichinelle, qui priva Roberto Rossellini d'une fresque historique sur la révolte de Masaniello à Naples en 1647, nous révèle les difficultés à mettre en images une révolte populaire méconnue du grand public, dont les péripéties événementielles et les protagonistes restent d'ailleurs bien souvent ignorés des spectateurs... Alors même que l'histoire de ce jeune analphabète de vingt-sept ans – a priori bien loin des vicissitudes du pouvoir – qui se retrouve propulsé à la tête des insurgés aurait, selon le texte du scénario, laissé entrevoir des perspectives éminemment théâtrales et rocambolesques. Mais si l'absence de « héros » clairement identifiables explique, selon Hélène Duccini, les apories de la mise à l'écran des révoltes populaires, l'inverse, c'est-à-dire la surcharge de protagonistes importants, paralyse la reconstitution cinématographique des contestations nobiliaires. Alors que les exigences tacites de l'écriture filmique nécessitent de placer la focale sur un personnage central, voire deux ou trois tout au plus, comment représenter, sans tomber dans une histoire visuelle qui soit celle des grands hommes, la complexité des ramifications de la Fronde ? Comment mettre en scène le Parlement sans en faire une assemblée indifférenciée, lorsque les noms de Broussel, Blancmesnil, Molé ou encore Omer Talon ne suscitent guère d'écho pour le public ? La Fronde des princes n'est guère plus aisée à porter à l'écran, car nombreux sont les Grands à tramer contre Mazarin, et entre les ducs de Bouillon, de Noirmoutier, de La Rochefoucauld, d'Elbeuf, de Beaufort, la duchesse de Longueville ou Jean-François Paul de Gondi, le coadjuteur de Paris, il y a de quoi donner le vertige aux spectateurs.

Autres facteurs de poids, le contexte mémoriel et les connaissances historiques de la société civile influent grandement sur les représentations cinématographiques, et c'est à cette aune que, selon James Ward, il convient de comprendre la véritable damnatio memoriae qui frappe le Commonwealth de Cromwell, vestige spectral du passé national et témoin de l'irrémédiable impossibilité à parler d'une Révolution si éloignée du temps présent. To Kill a King de Mike Barker (2003) et la série télévisée The Devil's Whore de Marc Munden (2008) portent les stigmates de cette radicale altérité du passé, et il est tout à fait éloquent qu'aucune de ces deux productions ne mentionne le terme de Révolution, quand bien même il s'agirait d'éviter l'anachronisme linguistique. Abordée comme une véritable parenthèse dans l'histoire de la monarchie, la Révolution est ainsi le miroir inversé d'une monarchie stable et continue : une apparition fulgurante et, à bien des égards, fantasmagorique. Erin Bell, quant à lui, nous rappelle le poids de la mémoire collective dans les représentations de la Glorieuse Révolution à la télévision britannique et montre à quel point la diffusion Ireland: a television history en 1980-1981 est conditionnée par les réalités politiques du conflit irlandais, dans l'optique didactique de faire comprendre les causes du conflit persistant. Et si la bataille de la Boyne qui voit les soldats jacobites de Jacques II écrasés par les armées de Guillaume d'Orange, ou la bataille d'Aughrim en 1691, saturent les représentations audiovisuelles, c'est parce qu'elles incarnent, en tant de sites patrimoniaux importants et coûteux en termes de conservation, la présence du passé.

Une histoire qui parle au présent

Loin de se cantonner à donner à voir un passé de toute façon difficilement reconstituable, les productions cinématographiques et télévisées se font les échos des préoccupations contemporaines. Ce n'est pas un hasard, aux dires d'Hélène Duccini, si La Fronde est diffusée sur la première chaîne de l'ORTF en 1968, car il s'agissait de choisir un sujet historique permettant de représenter la contestation du pouvoir, et de la Fronde à mai 68, il n'y avait qu'un pas qui entendait donner à voir une histoire en train de se réaliser par le truchement de la reconstitution historique – une reconstitution où alternent les scènes du passé et les commentaires explicatifs des historiens au présent. Le temps présent va jusqu'à infiltrer souterrainement la mise en scène, comme l'indique Pierre Sorlin à propos des Camisards de René Allio (1972), où les représentations des pratiques des insurgés de 1702 font écho, pour le spectateur contemporain, aux opérations clandestines en Algérie et au Vietnam. En mettant en relation ce film avec Winstanley de Kevin Brownlow et Andrew Marlo (1975), qui relate l'histoire des diggers (ces Niveleurs ayant appelé de leurs vœux l'avènement d'un monde parfaitement égalitaire reposant sur la Bible lors de la première Révolution anglaise), Pierre Sorlin met en lumière l'attention que portent ces trois réalisateurs à la fois aux mouvements contestataires issus de mai 68 et aux nouvelles pratiques des nouvelles vagues européennes afin de contrecarrer les formes trop lisses du cinéma dominant.

Mais il est des films qui, loin de se borner à matérialiser à l'écran les problématiques contemporaines, portent explicitement les marques d'une idéologie politique. Il en va ainsi du Juif Süss de Veit Harlan, particulièrement bien étudié par David A. Schafer, dont la trame scénaristique met à nu la conception nazie de la communauté et de la nature, dans le sillage de ces films de Heimat porteurs d'une conception lénifiante de l'idée de stabilité nationale – la communauté nationale (Volksgemeinschaft) étant ici doublement traversée par des velléités d'harmonie et une posture xénophobe de rejet. Nul n'est évidemment dupe quant à l'arrière-plan idéologique, qui dénature non seulement des événements censés se passer à Stuttgart en 1733, lorsque Süss Oppenheimer officiait à la cour du duc de Württemberg, mais travestit également le roman de Lion Feuchtwanger. Dans le film de Harlan, la ville de Stuttgart est en proie aux ambitions démoniaques et aux manipulations de Süss, lui-même irrépressiblement gouverné par des pulsions sexuelles effrénées lorsqu'il viole – crime suprême pour des nazis – l'aryenne Dorothea . La révolte contre les exactions de Süss et le marasme économique fait donc pleinement partie de l'économie morale du film, et vient rétablir l'ordre altéré des choses. Loin du sens dialectique porté par la Révolution française, où il s'agirait de passer à un stade nouveau de la société, il importe, dans le cinéma nazi, de préserver un état ancien, la révolte étant conçue sur le mode régressif d'un retour à une forme antérieure de l'organisation sociale.

Mémoires et historiographies des révoltes : des sources écrites à la représentation visuelle

L'élaboration d'un film est toujours le fruit d'un dialogue constant avec les sources et avec les historiographies des révoltes et révolutions. Brian Sandberg remarque à quel point les représentations des violences nobiliaires dans les films portant sur les guerres de Religion ont été tributaires à la fois des historiographiques confessionnelles, désormais surannées, des romans d'Alexandre Dumas père, et plus généralement de la littérature d'aventure, où les duels cristallisent, en tant que catalyseurs de la violence, le désordre social et le danger des nobles pour l'État royal. La cour apparaît dès lors comme le lieu où se trament complots et manigances en tous genres, et la révolte comme une simple opposition aux favoris du roi. Alexandre Dumas, avec son Corricolo et les passages qu'il consacre à la révolte de Naples constituait également une influence majeure du Polichinelle écrit par Jean Gruault. Par conséquent, il n'est guère surprenant que ce soient les grands hommes et les héros qui forment la matrice narrative de l'histoire des révoltes à l'écran, ce que nous rappelle Hélène Duccini à propos de l'émission Red an amzer sur la révolte des Bonnets rouges. Un reportage sur les lieux venait justement introduire Sébastien Le Balp, l'un des instigateurs de la révolte, ce qui corrobore le fait que « les avancées de la culture historique ne peuvent avoir d'écho dans les médias que lorsque l'événement est conduit par un ou des héros, si possible déjà connus, autour desquels focaliser l'intérêt du téléspectateur. Sans héros, point d'émissions »   .

Cependant, il serait imprudent d'en conclure que les représentations cinématographiques des révoltes et des révolutions soient entièrement asservies aux résurgences d'une « histoire-bataille », où seuls les grands hommes seraient à même de s'illustrer sur la scène de l'histoire. Bernard Papin, étudiant conjointement 1788, une réalisation de Maurice Failevic (1978) et 1788... et demi d'Olivier Guignard (2011), souligne les différences radicales qui régissent l'écriture fictionnelle de ces deux productions. La première, témoignant incontestablement d'une grande rigueur documentaire et d'un refus des effets spectaculaires, s'inspire directement des travaux d'Albert Soboul. À cet égard, Failevic ne se cache pas de livrer une lecture marxiste de l'histoire, dans une perspective documentarisante de la fiction qui n'est rien d'autre qu'une transposition visuelle des préceptes de l'école des Annales, insistant sur les pesanteurs et les structures. Au plus proche de la réalité linguistique de l'Ancien Régime, le réalisateur entend ainsi faire ressurgir un langage et une syntaxe proches du phrasé populaire du XVIIIe siècle. Les Camisards et Winstanley témoignent eux aussi, selon Pierre Sorlin, des mutations d'écrire l'histoire au tournant des années 1970, ces deux réalisations prenant le contrepied de l'histoire événementielle et du prisme des grands hommes : les trois réalisateurs prônaient une mise en exergue des faits insignifiants et de la geste d'humbles personnages qui permettrait d'éclairer les mentalités, telle une microstoria cinématographique, et ne redoutaient pas de s'attaquer à des épisodes passés à la trappe de la mémoire collective, dans une perspective similaire à celle de Failevic, c'est-à-dire dépouillée de romanesque et de sensationnel. À cette histoire par le bas, venait se greffer une forte attention portée à l'entourage matériel et aux techniques.

Quoi qu'il en soit, chacune des réalisations abordées par ce cohérent et stimulant recueil de contributions porte la vision de son auteur, et même si une grammaire commune régit les films de révolte, comme nous le suggère Laurent Bihl en travaillant sur le discours aux insurgés, véritable leitmotiv de la révolte à l'écran, il ne faut pas oublier que les codes de la fiction répondent avant tout aux projections, aux désirs et aux fantasmes des réalisateurs... À l'instar de Bertrand Tavernier qui, dans Que la fête commence, fait préfigurer téléologiquement la Révolution française au temps de la Régence de Philippe d'Orléans, sous la bannière des allégories de la misère, du désespoir et du crime, véritables personnages de fiction qu'analyse Annie Duprat.

Exhaustif, complet et agréable à lire, cet ouvrage ouvre une brèche féconde qui ne manquera pas d'intéresser les modernistes comme le grand public soucieux de s'interroger sur la représentation de l'histoire à l'écran, dans une perspective qui n'est plus simplement celle d'une histoire classique du cinéma. Novateur, ce recueil pose néanmoins autant de questions qu'il n'en résout : alors qu'Antoine de Baecque soulignait la mutation du statut du religieux dans les néo-péplums, comment expliquer que la violence des guerres de religion apparaisse sur les écrans comme les reliquats de l'irrationalité et du fanatisme ? Est-ce parce que, du haut de nos sociétés sécularisées, nous pouvons contempler des conflits dont nous peinons à saisir les multiples logiques ? Aussi, puisque 1788... et demi d'Olivier Guignard assume l'héritage de Sofia Coppola et forme l'antithèse du travail de Failevic, revendiquant par là une vision hédoniste et postmoderne de l'histoire, éloignée des préoccupations pédagogiques et documentaires, quels nouveaux rapports se tissent entre la fiction et la violence ? Faut-il voir dans ces paysans violents et vociférant fourches à la main la manière dont se rejoue le lien entre violence et réalisme, la première devant être inconditionnellement mise au service du second ? L'huis n'est donc pas clos