Réédition d'un témoignage personnel mais documenté sur la vie gay dans les principales villes des Etats-Unis à la fin des années 70. 

Dans son introduction à la réimpression de States of Desire, Edmund White commence par faire observer que le monde de l'homosexualité a évolué plus vite qu'aucun autre en temps de paix depuis le commencement de l'histoire. Qui aurait besoin de s'en convaincre n'a qu'à lire le compte rendu suffisant, bêtement moralisateur et, pour tout dire, inepte que Paul Cowan consacrait au livre dans le New York Times lors de sa parution en 1980   . Trente-cinq ans plus tard, cet ouvrage pionnier – premier récit de voyage qui se donnait pour objet d'explorer et de décrire les communautés homosexuelles d’Amérique – est à juste titre considéré dans ce pays comme un classique. Comme il n'a pas été jusqu'à ce jour traduit en français, cette nouvelle édition, complétée par une postface qui constitue en fait un chapitre supplémentaire, est une occasion bienvenue de le découvrir ou de le redécouvrir.

En 1980, Edmund White entrait dans sa quarante-et-unième année. En 1973, son premier roman, Forgetting Elena, avait été admiré par Vladimir Nabokov. Deux ans plus tard, ainsi qu'il le raconte au dixième chapitre de sa magnifique autobiographie City Boy   , il était contacté par l'éditeur Mitchell Beazley et son correspondant américain Paul Taylor pour collaborer avec le docteur Charles Silverstein à The Joy of Gay Sex, publié en 1978 chez Simon and Schuster et inédit en français   . Il faut parler, là encore, de livre pionnier, car, conçu sur le modèle du best-seller d'Alex Comfort The Joy of Sex (1972), il mettait à mal – on aimerait pouvoir ajouter : partout et une bonne fois pour toutes – la vieille idée fausse que le sexe gay serait une forme « contre-nature »de sexualité non-procréative. Avec The Joy of Lesbian Sex d'Emily Sisley et Bertha Harris, paru la même année, il rendait un service inestimable à des générations de gays jeunes ou moins jeunes. Quant aux gens qui s'en offusquaient, il suffisait de leur répondre que la lecture de ce type de manuel n'avait aucun caractère obligatoire et que s'ils n'aimaient pas ça, ils n'avaient qu'à ne pas en dégoûter les autres.

Commandé initialement à Edmund White par le mensuel Christopher Street, premier périodique gay à grande circulation, créé en 1976 et qui a survécu jusqu'en 1995, States of Desire a été écrit dans le même esprit d'aventure qui caractérisait la génération des émeutes de Stonewall, acte de naissance de la libération gay en 1969. Ses neufs chapitres nous promènent d'un bout à l'autre d'une Amérique qui s'apprêtait à élire Ronald Reagan président et où, depuis 1977, l'ex-reine de beauté Anita Bryant (dont la Manif pour tous devrait faire sa mascotte) menait une campagne qu'elle désignait elle-même comme une « croisade » antigay, à laquelle la presse faisait largement écho. En 1980, personne ne se doutait qu'un an plus tard allait se déclencher l'épidémie du sida, dont la conséquence paradoxale allait être d'accélérer la reconnaissance et l'acceptation de la réalité homosexuelle : si des stars du cinéma, des philosophes mondialement connus, des danseurs célèbres, des chefs d'orchestre, des poètes, des médecins, des prêtres, des hommes d'affaires, des fonctionnaires et universitaires respectés mouraient l'un après l'autre du sida en si grand nombre, il était plus difficile de prétendre que l'homosexualité était elle-même une maladie n'affectant que quelques marginaux, comme essayaient de nous le faire croire les religions et, hélas pour elles, la psychologie et la médecine.

Edmund White est un écrivain, pas un sociologue. Son livre ne prétend pas être une étude scientifique fondée sur la collecte de statistiques. C'est un témoignage personnel, fréquemment accompagné de commentaires autobiographiques, sur la base d'interviews de gays d'âge, d'origine ethnique et de condition sociale très divers. Il n'empêche que tout historien, tout sociologue s'intéressant à l'histoire de la question homosexuelle trouvera dans States of Desire une mine d'éléments d'une richesse qui frappe peut-être encore plus à la relecture qu'elle n'était déjà apparente au moment où le livre était dans toute sa nouveauté.

Le premier chapitre nous présente Los Angeles, un Los Angeles bien différent, à part le poids de l'industrie cinématographique et la place qu'y tient l'automobile, de la ville d'aujourd'hui, devenue la seconde capitale culturelle du pays. À Hollywood, en 1980, on n'était pas supposé être out ; quant à la police angéléienne, elle était considérée comme l'une des plus homophobes du pays. La société gay restait dominée par le modèle du jeune homme « entretenu » par un homme riche et plus âgé. Et pourtant Los Angeles avait déjà une vraie communauté gay, consciente d'elle-même et de ses responsabilités civiques. Au chapitre suivant, nous sommes à San Francisco, qui, en revanche, était devenu la capitale gay de l'Amérique ; mais c'est là aussi que Harvey Milk, premier homme politique élu comme ouvertement gay, avait été victime en 1978, ainsi que le maire de la ville, George Moscone, d'un assassinat ouvertement homophobe, avec préméditation, dont le perpétrateur, Dan White, n'avait écopé que de sept ans de prison   . Edmund White nous présente cette ville en pleine mutation, du quartier gay de Castro, lieu où tous les excès et les fantasmes se donnent libre cours, aux jeunes Chicanos (Américains d'origine mexicaine) faisant leur coming out dans leur milieu familial traditionnel. Il est beaucoup question aussi d'est, cette thérapie lancée par Werner H. Erhard sous forme de séminaires hebdomadaires ou de week-ends et dont on n'a guère entendu parler depuis   .

Le troisième chapitre nous emmène à Portland, dans l'Oregon, et à Seattle, deux villes très contrastées : Portland tolérant mais traditionaliste, tandis que Seattle est sur le point d'entamer la reconversion spectaculaire qui pour finir en a fait la ville que nous connaissons – une des plus prospères, dynamiques et ouvertes de tout le pourtour du Pacifique. Il est significatif qu'au moment où Edmund White la visite, Seattle vient de repousser par référendum la tentative lancée par deux policiers conservateurs pour faire annuler une ordonnance interdisant toute discrimination homophobe en matière d'emploi et de logement. Le périple d'Edmund White le conduit ensuite à Santa Fe, au Nouveau Mexique, puis à Salt Lake City et à Denver. Dans la capitale de l'État mormon, où la polygamie, interdite en principe, continue dans la pratique et où le féminisme est officiellement condamné par les autorités, l'homosexualité, en 1980, est réprimée par tous les moyens et, au besoin, « traitée » par électrochocs. Il n'empêche, évidemment, que la ville connaît (déjà) une vie gay, dont le centre est le Sun Tavern : Edmund White y décrit un cas navrant de névrose confinant à la limite de la folie et révélatrice de l'emprise que le mormonisme exerce sur les consciences. Bien différente, on s'en doute, est la capitale du Colorado, ville de transit dans tous les sens du terme dont l'auteur signale en passant qu'elle était alors la plaque tournante du trafic des stupéfiants.

Bien que natif de l'Ohio, Edmund White est d'origine texane, et le long chapitre qu'il consacre à Houston et à Dallas est l'un des plus fascinants du livre. En satiriste, mais avec sympathie, il décrit les bars de style western où des cowboys dansent gravement entre eux, explique les origines de l'homophobie des baptistes, et donne des exemples terrifiants des persécutions auxquelles les gays du Texas étaient alors soumis. Que Houston soit aujourd'hui la seule grande ville américaine à compter une lesbienne comme maire permet de mesurer le chemin parcouru. À Kansas City – ville partagée entre deux États, Missouri et Kansas – l'auteur a l'impression d'un retour à l'époque d'avant la libération gay : brimades policières, comportements canalisés par les codes les plus conventionnels, militantisme rare car dangereux, bars rappelant les speakeasies du temps de la Prohibition, prostitution. S'arrêtant à Cincinnati, sa ville natale, White évoque brièvement son père, en qui l'homophobie coexistait avec le racisme et l'antisémitisme, et qui devait mourir peu après. Chicago et Minneapolis complètent le survol du Midwest, où, conclut White, il est possible aux gays, surtout ceux qui vivent en couple, de s'adapter à cet environnement fondamentalement conservateur, où dans tous les domaines l'application a le dessus sur l'imagination.

La Floride et les États du Sud, auxquels est consacré le long septième chapitre, sont un autre monde. White nous présente les drag queens et gays cubains de Miami, les tapins de Fort Lauderdale, les homos fortunés en villégiature à Key West. De Memphis, il donne l'image d'une ville qui se cherche, et où les gays, blancs ou noirs, font de leur mieux pour survivre en préservant leur espace d'indépendance dans un monde d'intolérance où les communautés, sexuelles et raciales, vivent séparées. À La Nouvelle Orléans, sorte d'oasis de tolérance où le tourisme gay est déjà du big business, il interviewe longuement le peintre et photographe George Dureau (1930-2014). À Atlanta, dont on commence alors à parler comme d'une espèce de New York du Sud (avec la place importante de la religion en plus), il rencontre un couple mixte blanc-noir et un architecte prospère.

Le chapitre portant sur New York adopte une forme quelque peu différente. Comme White y habite depuis 1962, il se passe d'interviews et décrit dans sa propre voix la société gay de la ville, plus diverse, plus compétitive, plus fortunée que dans aucune autre, et où les homos exercent, aussi bien comme producteurs que comme consommateurs, un rôle de leader dans le monde artistique et intellectuel. En 1980, Chelsea n'était pas encore devenu le centre de la vie gay de New York : c'est Greenwich Village qui fait alors office de ghetto gay. C'est là que se trouvent les principaux bars gays et les quatre grands lieux de consommation sexuelle, qui depuis ont tous fermé leurs portes. White les évoque en détail : le Flamingo, l'Anvil, les St. Mark's Baths et le célèbre Mine Shaft où, dit-il, de grandes dames de la société new-yorkaise venaient, déguisées, observer ce qui s'y passait. Pour finir, il nous emmène à Fire Island, où les homos new-yorkais fortunés viennent l'été pour des week-ends où l'alcool et la drogue (de toute espèce) semblent, malheureusement, l'emporter sur le sexe.

Un dernier chapitre présente un portrait contrasté de Boston, où, selon White, on trouve les gays politiquement les plus radicaux – y compris sur la question, abordée avec franchise, des rapports entre adultes et adolescents –, et Washington où domine, en revanche, le réalisme politique. Dans cette dernière ville, il interviewe le militant gay Steve Endean (disparu du sida en 1993), un autre militant, noir, marié, bisexuel, et Frank Kameny (1925-2011), grande figure du mouvement gay en Amérique, et dont les vues sur les actions politiques à entreprendre se révèlent, rétrospectivement, fort pertinentes.

En 1980, White terminait son livre par une brève autocritique sous forme d'épilogue. Il n'avait pu, expliquait-il, réconcilier en lui une double pulsion qui le poussait (tel un Oscar Wilde moderne) d'un côté vers le snobisme, de l'autre vers le socialisme. Il y regrettait aussi de n'avoir pas donné aux lesbiennes une place suffisante dans son livre. Il faut préciser, à sa décharge, que le mouvement lesbien était infiniment moins visible à l'époque, et clivé entre celles qui se voyaient avant tout comme femmes (donc peu enclines à faire cause commune avec les homos) et celles qui, au contraire, se voyaient avant tout comme homosexuelles : l'engagement particulièrement actif et désintéressé des lesbiennes dans la lutte contre les discriminations liées au sida, notamment au sein d'ACT UP, aura eu en grande partie raison de ce clivage.

Dans la postface, datée de 2014, White évoque ce qui est devenu, dit-il, le cinquante-et-unième des États-Unis du désir (ou faudrait-il dire, au compte actuel, le 194e État membre des Nations-Unies du désir ?), à savoir l'Internet, dont on n'a pas encore pris la mesure de la révolution qu'il a apportée dans nos comportements sexuels, et notamment ceux des gays. Il y évoque sans fausse pudeur sa propre expérience de ce monde à la fois ouvert et fréquemment mensonger, sociable et impitoyable, où la franchise la plus brutale côtoie l'hypocrisie la plus éhontée.

En achevant ce livre, on se dit que peu d'écrivains ont su comme Edmund White dresser un portrait aussi parlant, aussi vivant, aussi riche, aussi subtil, aussi stimulant d'une communauté au moment où elle commençait à peine à prendre conscience d'elle-même et où sa puissance politique était encore inexistante au niveau national. On pourra toujours y trouver des lacunes – par exemple l'absence des noirs new-yorkais, qui pourtant ont joué historiquement un rôle considérable dans l'émergence et la construction de l'identité gay de la ville ; ou encore les communautés asiatiques des États de l'Ouest, qui sont à peine évoquées. Mais White n'écrit pas un livre d'histoire, il apporte, répétons-le, un foisonnant témoignage qu'il était mieux placé que quiconque pour donner et qui fait de lui, comme l'a dit à l'époque William Burroughs, un Tocqueville gay. Encore qu'en relisant l'émouvant, l'inoubliable portrait de « Ted », ce gay noir d'Atlanta à l'âme pieuse et au cœur bon, se dévouant pour l'éducation des deux enfants qu'il aide à élever avec son compagnon bostonien, et cruellement emporté par une crise cardiaque à 41 ans une semaine après que White les eut interviewés, il ne soit pas interdit de songer que White possède un supplément d'humanité par rapport à son grand devancier normand

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