Dialogue d'une psychanalyste lacanienne avec les théories du genre et la littérature pour mieux saisir la singularité du désir propre au savoir analytique.  

Le « genre » : que n’avons-nous lu et entendu à ce propos depuis quelque temps ? Que n’avons-nous dit, parfois avec un peu trop de légèreté et sans réellement user de la rigueur de réflexion nécessaire ? Le livre de Clotilde Leguil parvient à allier sérieux et légèreté. S’il est le bienvenu pour celles et ceux qui s’intéressent aux questions de genre, il est salutaire pour la psychanalyse, puisqu’il s’ouvre sur un dehors trop peu souvent exploré : les représentant.e.s des théories du genre, mais aussi des écrivain.e.s qui ont écrit sur ce qu’elles et ils sont, sur leur être, sur la façon dont elles et ils traitent leur singularité genrée.

Le livre pose plusieurs questions importantes pour celles et ceux qui veulent aujourd’hui encore se revendiquer de Freud et de Lacan. Qu’est-ce que le genre pour la psychanalyse ? Peut-elle dialoguer, être en accord ou en désaccord avec les théories du genre ? Répondre à de telles interrogatives est un exercice difficile : il faut savoir que les théories du genre regroupent des réflexions et des théories hétérogènes. En la matière, il n’y a pas une pensée unique qui dicterait une fois pour toutes ce qu’il en est du genre.

Quelques rappels

Tentons malgré tout de donner une définition du genre. Il s’agit d’un ensemble de normes ou de catégories qui relèvent d’une construction sociale et qui indiquent ce que doivent dire, faire et penser les hommes d’une part et les femmes d’autre part. Donc, premier constat, ces normes sont indépendantes du sexe (de l’anatomie), elles ne sont en rien naturelles et relèvent d’une construction au sein d’une pensée où la domination masculine et l’hétéro-normativité ou la pensée « straight » – pour reprendre le terme de Monique Wittig – ont toujours été au premier plan. Les femmes et les homosexuel.le.s ont donc toujours eu la mauvaise part du gâteau. Il s’agit pour les études de genre de déconstruire ces normes de genre, qui ne sont que des stéréotypes qui nuisent à la liberté des sujets en les fixant à un mode d’être aliénant. L’enjeu est donc de déconstruire pour modifier, pour introduire un peu de liberté d’être face à tant de soumissions. La visée des théories du genre est également politique. Influencées par la pensée de Foucault, elles considèrent que ces normes impliquent un pouvoir qui s’exerce sur les corps et il s’agit d’en prendre conscience pour s’en défaire.

L’être et le désir 

De son côté, Clotilde Leguil veut traiter le couple de concepts de l’être et du genre. Elle part du principe que « l’être », comme l’ont dit Spinoza puis Lacan, « c’est le désir ». Un tel désir est rendu possible par le désir de l’Autre, soit par la marque de l’Autre sur le sujet. Par Autre, il faut entendre la chaîne des signifiants, les lois du symbolique, mais aussi le désir du parent qui désirera, prendra soin, élèvera, l’enfant dès avant sa naissance, c’est-à-dire la place que l’enfant occupera pour elle (si c’est une mère) ou lui (si c’est un père). Sans cette marque désirante de l’Autre, il ne reste de place que pour la douleur d’exister, nous rappelle l’auteure   . Le genre, quant à lui, toucherait aux frontières de cet être   et à une contingence   , soit à « l’impossibilité de savoir [à l’avance] pour prévoir »   . Cet être désirant aurait à se débrouiller avec les normes de genre existantes. Toutefois, Leguil aborde la question du genre dans son rapport à l’être, et non dans son rapport au sexe comme le font les gender studies. Elle nous indique comment « cette contingence est celle qui fait qu’un être, dont le genre semble en accord avec le sexe, n’en est pourtant pas quitte avec son être sexué. »  

Dès le début de son ouvrage, l’auteur reprend un immense malentendu, énoncé par les études de genre : la pensée de Jacques Lacan serait hétéro-normative et gardienne des catégories oppressantes du genre. Leguil s’insurge – à juste titre – contre une telle accusation, et prend le temps de transmettre ce qu’est l’éthique de la psychanalyse, de redire avec finesse en quoi consiste une analyse. Elle précise qu’il ne s’agit pas d’un savoir académique, mais d’une expérience vécue par un analysant, et qu’elle « repose sur cette possibilité de détachement à l’égard des normes existantes afin d’aborder le continent du désir et de la jouissance, qui renvoie chacun à sa part d’excentricité et d’anormalité irréductible. »   Sur ce point, rien d’hétéro-normatif, il semblerait même que la psychanalyse et les théories du genre puissent s’entendre.

L’auteur remarque cependant que la « possibilité » de se détacher des normes, ne doit pas devenir obligatoire. Chaque sujet est aux prises avec sa propre dialectique, ses propres tensions, ses résistances comme ses adhésions, vis-à-vis des normes. L’auteure nous indique comment « les gens normaux, s’il y en a, sont ceux qui ne se posent pas de questions car ils trouvent dans les normes des réponses satisfaisantes. »  

Se pose ainsi un problème particulièrement intéressant : la norme est-elle une oppression pour tous ? Selon Leguil, les théories du genre voient dans le sexe et le genre un lieu de soumission à la norme, alors que la psychanalyse y voit le lieu d’une énigme qui se pose différemment pour chaque sujet. L’auteur nous dit ainsi que « quel que soit le corps que l’on a, on se sent homme ou femme selon certaines rencontres, selon certains émois, selon certaines passions à certains moments de son existence. Il ne s’agit pas d’un caractère acquis une fois pour toutes. Et ces expériences sont au regard des normes d’une insoutenable légèreté. Insoutenable légèreté car on aimerait bien que le genre se dépose de façon plus distincte sur notre être, qu’il n’échappe pas et qu’il relève d’une forme de sculpture de soi volontaire et consciente. Mais le genre nous échappe, comme nous échappe ce qui met en jeu notre désir.»  

Les normes de genre existent et font bel et bien souffrir, c’est un fait auquel souscrit l’auteure   . Songeons aux fameux stéréotypes de genre, qui évoluent en fonction des époques et des sociétés car ils relèvent de catégories de langage. Face à ce mouvement perpétuel qui pour certain.e.s s’avèrera oppressant et pour d’autres réconfortant (toutes les nuances sont ici possibles, en fonction du parcours personnel de chacun), le sujet a à composer. Bref, à chacun de construire son genre. Mais celui-ci devient alors « une position subjective rendant compte d’un certain rapport au corps et à l’Autre »   , ou un « possible de l’existence »   , « un lieu de respiration de l’être »   et non pas « un noyau dur figeant l’être »   , « une condamnation »   , « une prison »   comme le conçoivent parfois certain.e.s partisans des théories du genre tels que relu.e.s par Leguil.

Retours à Freud et à Lacan

Dans la suite de son parcours, l’auteure nous ramène davantage vers Freud et Lacan. Notamment vers ce que Lacan a dit de la féminité. Lacan n’a pas parlé de genre, celui-ci n’est pas un terme de la psychanalyse. Mais il a parlé de mode d’être dans le monde, ce qu’en psychanalyse on formule comme modes de jouir ou jouissances. Et Lacan n’a pas éliminé non plus la différence que certains partisans des théories du genre voudraient voir disparaître. Il y a selon lui deux modes de jouir fondamentaux. D’une part, une jouissance phallique, qui correspond justement à la « norme-mâle », une jouissance de la norme, de l’universel. Cette jouissance a historiquement plutôt été portée par les hommes – rappelons que toute femme échappant à cette logique fut selon son temps cataloguée de sorcière, de pute, de vieille fille, de folle etc. –. D’autre part, Lacan estime qu’il y a une jouissance autre : la jouissance féminine. Celle-ci irait au-delà de toutes normes. Historiquement, ce sont les femmes qui auraient expérimenté un tel type de jouissance… C’est ce qui a pu faire dire, du point de vue d’un discours normatif, que toutes les femmes sont folles, qu’elles ne savent pas ce qu’elles disent… Or Lacan l’a clairement précisé : elles ne sont pas « folles-du-tout »   . C’est-à-dire, elles ne sont pas folles « du tout », « de la totalité », « elles ne raffolent pas de ce qui renvoie à l’universel et à la totalité »   . Une telle position amène davantage les femmes du côté de l’exil, de la marge, du hors-norme.

Sur ce point, il me semble important de souligner que ces positions de jouissance phallique ou féminine, malgré les exemples fournis par l’histoire, ne sont pas synonymes de biologie masculine ou féminine. Il est des femmes qui jouissent de manière phallique et des hommes qui peuvent jouir de manière féminine. A chacun de découvrir son mélange, créé, mis au point, expérimenté de façon involontaire et inconsciente. Néanmoins, à mon sens, la marque étymologico-lexicale, que continue d’employer le vocabulaire lacanien, nous plonge dans la confusion. Et l’on aimerait demander à Lacan pourquoi employer ces termes-là, « jouissance féminine » et « jouissance phallique », pour nommer une « distinction [qui] ne s’enracine plus dans l’anatomie mais dans un rapport à l’Autre »   rendant compte « d’un certain rapport dissymétrique à l’universel » ?   Lacan, nonobstant son génie, aurait-il été un homme de son temps ? Est-il vraiment important de laisser ces termes intacts en cela même qu’ils nous rappellent « l’historique » de ce qu’hommes et femmes ont fait (et continuent à faire) ? A l’instar du mot hystérie, qui renvoie à l’utérus, ces signifiants portent en eux un dépôt archéologique, sémantique, qu’il est sans doute intéressant de ne pas oublier. Leguil ne répond malheureusement pas directement à ces interrogations.

Ecritures de soi

Son essai préfère interroger quelques écrivains d’autofictions, de récits de soi, qui rendent compte de leur rapport avec leur genre, le plus souvent, non sans souffrance. Les lectures de Clotilde Leguil sont réjouissantes. Elle rend hommage à celles et ceux qu’elle lit et partage avec brio l’immense plaisir qu’elle a eu à lire ces textes qui rendent compte de la plus intime singularité, des contradictions les plus réelles, sans jamais chercher à en faire une doxa qui vaudrait pour tou.te.s. Le style de chaque auteur révèle ainsi les paradoxes qu’abrite leur genre. Ils nous font voir le cheminement, parfois tortueux, qu’ils ont dû entreprendre pour trouver un accord avec leur désir. Ainsi, par exemple, Eddy Bellegueule qui a dû quitter son village, où les normes de genre étaient très stéréotypées, pour pouvoir vivre plus aisément son homosexualité. Ou Guillaume Gallienne, qui était désigné par tous comme homosexuel, qui avait été désiré par sa mère en tant que fille, qui avait fini par s’identifier à une fille, mais qui, grande surprise, était hétérosexuel. Ou encore Catherine Millet qui, tout en ayant été une femme très libre sexuellement, s’est affranchie des normes de genres, a occupé des postes à responsabilité bien plus importants que bon nombre d’hommes, mais qui a pourtant énormément souffert de ne pas être l’unique et la seule pour un certain homme, rentrant de la sorte dans le cliché de la femme follement jalouse.

Par le biais de ces exemples, il y en a d’autres, Clotilde Leguil nous montre que « du sexe au genre, soit de la facticité à la contingence, il n’y a pas de continuité »   , et que le genre « plus qu’une norme […] est […] un parcours, un devenir »   . Cheminer vers son propre genre est une affaire compliquée, unique pour chacun, qui peut se vivre avec légèreté ou pesanteur selon les aléas de l’histoire personnelle. Dans l’affaire, la volonté de s’affranchir des normes ne suffit pas. Chaque sujet reste marqué dans son corps même par les paroles de l’Autre. Elles sont impossibles à effacer. Plutôt que la militance pour l’affranchissement des normes, la psychanalyse invite alors chacun, au cas par cas, à remanier ou à interpréter la marque de l’Autre selon sa propre singularité. Sans doute les deux propositions sont-elles complémentaires ?

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