Paul Morand, Roger Nimier : la correspondance entre les deux écrivains témoigne d'une forte amitié littéraire et personnelle de l'après-guerre.

En même temps que le deuxième volume de l’énorme correspondance Morand-Chardonne, dont il a été rendu compte ici, sort chez le même éditeur, Gallimard, une autre correspondance de Morand, comparable en importance sinon en volume, et qui en est un complément indispensable. Mais si Chardonne et Morand s’écrivent de toute évidence en vue d’être publiés, les échanges entre Morand et Nimier sont une correspondance personnelle et spontanée.

Le Nimier de 24 ans qui, en juin 1950, envoie à Morand son troisième livre, le recueil d’essais Le Grand d’Espagne, est un romancier plein d’avenir qui rend hommage à son aîné de 37 ans. Pour Morand, cette reconnaissance de la part du plus prometteur des écrivains que Bernard Frank, deux ans plus tard, appellera les « Hussards » est comme un nouveau départ, ou, si l’on préfère, une sortie du purgatoire où il s’est retrouvé après la Libération, non pas tant comme écrivain que comme serviteur du régime de Vichy, puisqu’il a présidé (brièvement) la commission de censure cinématographique, avant d’être ambassadeur à Bucarest, puis, quelques semaines seulement, à Berne.

Que Nimier, Antoine Blondin, Kléber Haedens, Michel Déon et Jacques Laurent, souvent mentionnés dans ces pages (les trois premiers surtout), reconnaissent en Morand leur modèle et le proclament, alors que l’establishment littéraire français est dominé par Sartre et Camus et que monte en puissance le Nouveau Roman, c’était pour l’écrivain bientôt septuagénaire comme un retour à la vie. De tous, c’est à Nimier qu’il s’attache le plus, d’une affection qu’il ne lui dissimule qu’autant que l’exige sa pudeur foncière, tandis que Morand devient pour Nimier une sorte de père admiré et choyé.

Dix ans après leur première rencontre, alors que Nimier, devenu un conseiller littéraire influent chez Gallimard, fait de brillants débuts comme scénariste (notamment d’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle), sa position privilégiée auprès de Morand s’affirme encore : il dispose à son gré de la maison de campagne de ce dernier aux Hayes, près de Rambouillet. Sa mort dans l’accident de son Aston-Martin, le 28 septembre 1962, quelques heures après avoir griffonné un dernier billet à Morand (où il est d’ailleurs question de voiture), causera à celui-ci un chagrin immense.

C’est cette amitié qu’il faut donc qualifier de paternelle ou de filiale (elle s’étend même, de façon assez touchante, aux enfants de Nimier, Marie et Martin) qui transparaît à chaque page de cette correspondance et en fait le prix. On y suit Morand en voyage (Espagne, Autriche, Angleterre, Maroc). Il y est question de littérature, certes, mais aussi de cinéma, de rugby, de conduite automobile, de cuisine, de vins, bière et cocktails. On suit les efforts de Nimier pour relancer la carrière de Morand, notamment avec son Fouquet ou le Soleil offusqué, que Gallimard publie en 1961 et qui reste l’un de ses meilleurs livres de la période. On sent entre Nimier et lui une complicité qui les dispense d’en dire trop et leur en fait souvent dire le moins possible. Nous ne saurons donc jamais ce qu’était ce « quelque chose qui me tient à cœur » que Morand veut dire à Nimier en septembre 1960 et dont ce dernier se déclare après coup « très ému ». Il est clair que les deux correspondants sont sur un pied d’intimité tout autre qu’ils ne le sont l’un et l’autre avec Chardonne, comme l’indique d’ailleurs le surnom sous lequel ils le désignent : le Solitaire.

Étant en confiance, Morand ne sent pas, comme avec Chardonne, le besoin d’en rajouter dans la provocation. Son obsession antisémite s’exprime naturellement de temps à autre, ni n’affiche-t-il de sympathie particulière envers les « tantes », mais on a lu pire sous sa plume. Il faut dire que Nimier se charge de désamorcer ses charges éventuelles, faisant précéder sa signature de « Sieg Heil ! » ou prétendant être l’« Émile Zola » de Morand-Dreyfus, plaisanterie qu’il n’est pas indispensable de trouver drôle.

Utile pour tous ceux qui s’intéressent à Morand, à Nimier, ou à l’histoire intellectuelle française des années 1950 et du début des années 1960 (la grande majorité des lettres se situe entre 1957 et 1962), cette correspondance n’aurait pu trouver meilleur éditeur scientifique que Marc Dambre, grand spécialiste de Nimier, et qui de surcroît connaît parfaitement Morand. Est-ce Gallimard qui lui a imposé, comme c’est le cas dans Morand-Chardonne, un index qui ne renvoie pas aux pages mais au numéro des lettres ?