Comment atteindre dans sa diversité et dans son universalité le 'monde de la vie', 'sol' de toute compréhension mythique, scientifique, ou autre, du monde ?

Le "monde de la vie" comme problème

Bruce Bégout est un jeune philosophe qui a fait ses premières armes dans le champ de la phénoménologie, avec notamment une thèse sur la "généalogie de la logique" chez Husserl, avant de publier une série d’ouvrages originaux et remarqués sur des objets inattendus : si le quotidien (La Découverte du quotidien, Allia, 2005) constituait un thème déjà investi par la phénoménologie, et en particulier par Heidegger, en revanche nul phénoménologue ne s’était aventuré à tenter d’appréhender philosophiquement la ville-champignon parc d’attraction, capitale mondiale du jeu et décor à ciel ouvert, Las Vegas (Zéropolis, Allia, 2002), ou à tenir pour digne d’intérêt spéculatif ces lieux de bord de route qu’on était plus habitué à rencontrer chez Alfred Hitchcock ou dans les séries B américaines que chez les adeptes de Merleau-Ponty et Levinas, les motels (Lieu commun, Allia, 2003).

Après ces expéditions sur les routes américaines et dans la jungle du jeu, Bruce Bégout reviendrait-il sagement au bercail du commentaire phénoménologique, en consacrant un livre à l’un des concepts les plus fameux du Husserl de la Crise des sciences européennes, celui de Lebenswelt (monde de la vie) ? L’Enfance du monde est assurément un livre plus classique et plus spécialisé que les derniers cités, mais classicisme ne rime pas avec absence d’interrogation authentique. C’est que le thème du monde de la vie n’a cessé de fasciner les lecteurs de Husserl, de Merleau-Ponty à Derrida, mais aussi à la sociologie compréhensive (ici présente à travers Alfred Schütz et sa "phénoménologie du monde social") : comment thématiser ce qui se donne précisément sous la forme du non-thématique, du pré-scientifique, du monde ambiant présupposé par toute démarche scientifique ?


La pluralité du "monde de la vie" et son horizon commun

L’un des intérêts de l’ouvrage de Bruce Bégout est de montrer la pluralité et la stratification des significations de ce concept husserlien, non comme un embarras mais comme correspondant à la structure même du monde de la vie : on peut distinguer en celui-ci une "couche" sensible, qui "n’apparaît" cependant que lorsqu’on fait abstraction des valorisations quotidiennes pour saisir des "données sensibles" brutes ; une "couche" pratique, celle du monde prédonné dans lequel nous évoluons et qui est toujours déjà imprégné de culture et d’esprit ("ce dont nous avons l’expérience, notait Husserl en 1923, ce n’est jamais à proprement parler la Nature pure et simple […], mais c’est un monde environnant spiritualisé et transfiguré en culture — un monde avec des maisons, des ponts, des outils, des œuvres d’art, etc."). Il faut ajouter à cela une dimension de quotidienneté, une couche culturelle d’évidences qui orientent notre perception et notre manière d’interpréter les phénomènes. Enfin, et plus problématiquement, une couche scientifique sédimentée, s’il est vrai que notre perception du monde de la vie est désormais marquée par l’effet en retour de la science sur notre saisie et notre interprétation usuelle des phénomènes.

Le problème qui surgit alors tient à ce que le monde de la vie peut être à la fois présenté comme "monde pour tous", constamment présent à toute conscience comme monde perçu, et comme monde toujours particulier, saisi à travers le prisme d’évidences culturelles véhiculées par des traditions particulières, historiquement variables : notre perception du monde de la vie, marquée par la physique moderne, la biologie, etc., n’est pas "la même" que celle d’un Grec du Ve siècle avant Jésus-Christ ou d’un Indien d’Amazonie vivant dans une société restée à l’écart du monde industriel. La question avait évidemment préoccupé Husserl, suscitant notamment son intérêt pour l’ethnologie et son dialogue avec Lévy-Bruhl.

Cependant, là où un certain relativisme anthropologique serait conduit à la conclusion l’inexistence de quelque chose comme "le" monde de la vie pour tous, Husserl (et Bruce Bégout lui donne raison sur ce point) maintient qu’il y a bien un horizon commun constitué par un certain niveau du monde de la vie — l’objet que chacun, quelle que soit son inscription historique et culturelle, "peut" viser, un horizon que le langage comme tel impliquerait, ou qu’impliquerait l’incarnation de tout esprit en un corps, c’est-à-dire aussi en un monde où il peut vivre et sans lequel il ne pourrait vivre.


Une énigme à explorer

Mais cet horizon commun doit être complété par une paradoxale "histoire du monde de la vie", depuis son appréhension mythique jusqu’à l’objectivation théorique qui l’éclipse au profit d’un "monde réel" scientifique, rendant alors nécessaire sa "reconquête" par la phénoménologie. L’ouvrage de Bruce Bégout aurait pu ici s’enrichir d’une confrontation avec l’interprétation de Hans Blumenberg, pour qui la thématisation du "monde de la vie" ne pouvait être que le fruit tardif de l’histoire des sciences : il fallait avoir exploré l’univers dans toutes ses dimensions avant de pouvoir "revenir" vers ce niveau premier d’évidence, ce "sol" de toute opérativité scientifique.

Mais le chantier ouvert par Husserl avec cette thématique du monde de la vie était immense, et l’ouvrage de Bruce Bégout sera suivi d’un second tome sur son traitement par les nombreux philosophes post-husserliens, de Patočka à Michel Henry, qui ont poursuivi l’exploration du labyrinthe.