Les Oeuvres complètes de Canguilhem bousculent l'image du philosophe, et soulèvent la question de la publication d'au moins une partie des inédits.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

Avouons-le : de Canguilhem, nous pensions tout connaître. Auteur d’une œuvre austère, volontairement bien délimitée à l’histoire de la pensée médicale et biologique, nous pensions tous savoir ce que Canguilhem avait à dire en philosophie pour peu que nous ayons lu les cinq ou six livres qu’il nous a laissés, à savoir Le normal et le pathologique   , La connaissance de la vie   , La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles   , les Etudes d’histoire et de philosophie des sciences   , et Idéologie et rationalité   . Les plus curieux ajouteront à cette liste tel article consacré au commentaire du troisième chapitre de lEvolution créatrice de Bergson   , telle conférence sur la technique chez Descartes   , ou encore les textes d’hommage rendus à Cavaillès, quelques préfaces et entrées d’encyclopédies. Et si nul ne pouvait raisonnablement douter que les travaux de cet universitaire – qui a soutenu sa thèse en 1943, exercé à la Sorbonne entre 1955 et 1971, et qui se sera montré productif jusque dans ses dernières années de vie – devaient être sensiblement plus nombreux, chacun pouvait néanmoins estimer savoir en quoi consistait grosso modo l’œuvre de Canguilhem.

La publication en 1994 de la première bibliographie critique des écrits de Canguilhem établie par Camille Limoges   a bousculé fondamentalement l’image que l’on se faisait jusque-là du philosophe. Celle-ci révéla en effet qu’il y eut, pour reprendre l’expression judicieuse de Jean-François Braunstein, un « Canguilhem avant Canguilhem »   . En 1943, année où paraît sa thèse de médecine, Canguilhem avait déjà à son actif plus d’une centaine d’articles dans diverses revues (dont une grande majorité dans Libres propos, revue fondée par Michel Alexandre pour la diffusion de la pensée d’Alain), rédigé en 1935 une brochure d’action politique sur Le Fascisme et les paysans, et co-écrit en 1939 un Traité de logique et de morale. Révélation stupéfiante de la part d’un homme à qui on a cru pouvoir imputer une faible propension à l’écriture et qui a contraint ses lecteurs à rectifier l’idée qu'ils se faisaient de lui comme pur historien des sciences   .

Le formidable travail d’édition que la librairie Vrin est en train de réaliser en publiant les œuvres complètes de Canguilhem, effectué sous la présidence de Jacques Bouveresse et sous la direction scientifique de quelques-uns des meilleurs spécialistes du philosophe (parmi lesquels Jean-François Braunstein, Claude Debru, Camille Limoges, Yves Schwartz et Anne Fagot-Largeault), vise à faire connaître cette mine de textes jusque-là totalement inconnus du plus grand nombre, en ouvrant par là même de nouveaux espaces de travaux sur la portée exacte et l’évolution de sa pensée. Cette édition proposera au total cinq tomes en six volumes. Le tome premier, paru en 2011, regroupe tous les écrits de Canguilhem publiés avant l’année 1940 – écrits principalement politiques, où l’on voit le philosophe prendre position sur des sujets aussi divers que celui de la crise agricole, de la guerre et du pacifisme, du désarmement, des protestations d’étudiants et de la mobilisation des intellectuels, de la révision du procès Dreyfus, des élections anglaises, du conflit sino-japonais, etc., mais aussi beaucoup de comptes rendus portant sur Le Senne, Bergson, Julien Benda, Romain Rolland, Betrand Russell, Raymond Aron, Pierre-Maxime Schuhl, etc., où la dépendance intellectuelle du jeune Canguilhem à l’endroit de Jules Lagneau et d’Alain se lit à chaque ligne, les premiers essais de l’auteur sur des thématiques appelées à devenir centrales dans son travail ultérieur (la technique, la création, le vitalisme, l’erreur, etc.), et last but not least la brochure sur Le Fascisme et les paysans et le Traité de logique et de morale.

Le tome deux et le tome trois, à paraître, comprendront les recueils dans lesquels Canguilhem a rassemblé des écrits de philosophie et d’histoire des sciences ou de la médecine : Le Normal et le pathologique, La connaissance de la vie, et la formation du concept de réflexe (dans le tome II) ; Etudes d’histoire et de philosophie des sciences et Idéologie et rationalité (dans le tome III). Les deux volumes du tome IV, dont le premier vient de paraître au mois de mai dernier, rassembleront les autres textes postérieurs à 1939, disséminés dans des revues ou des volumes collectifs, ainsi que des entretiens, des interventions publiques, etc. Enfin, le tome V, à paraître également, proposera une bio-bibliographie établie par Camille Limoges, ainsi qu’un index général reprenant les entrées de tous les volumes.

Les révélations contenues dans le premier volume du tome IV, pour être moins renversantes que celles du tome précédent, n’en sont pas moins précieuses. L’on y découvre ainsi la persistance des préoccupations politiques de Canguilhem, qui continue d’écrire et de publier sur les sujets les plus brûlants de l’époque (tels que les geôles de la Gestapo, le vote des femmes, l’épuration, la Résistance – dont on sait qu’il fut l’une des figures marquantes –, la paix en Algérie, etc.), ou qui approfondit sa réflexion sur les problèmes soulevés par l’instruction publique dont il est devenu un haut fonctionnaire en tant qu’inspecteur général entre 1948 et 1955 (il faut lire le très étonnant texte intitulé « De la philosophie comme débouché » datant de 1954). On y retrouve le Canguilhem fidèle lecteur d’Alain, qu’il continue de présenter comme un maître à penser même s’il a rompu avec lui sur la question du pacifisme. S’y trouvent aussi réunis des textes remarquables dont on ne trouve qu’un écho affaibli dans les grands livres publiés, tels que les notes de cours de philosophie générale et de logique datant des années 1942-1943 et portant sur le « caractère normatif de la pensée philosophique", sur "le normal et le problème des mentalités ». Surtout l’on voit s’affirmer de manière de plus en plus nette les principales orientations de sa philosophie des sciences à travers une série d’articles (voir notamment l’importante « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique » de 1947), de comptes rendus (sur Kurt Goldstein, sur Raymond Ruyer, etc.), et d’hommages rendus à Bachelard (pas moins de cinq textes lui sont consacrés en quelques années).

Ce travail d’édition est sans véritable équivalent car, par contraste avec la publication des textes de Lévinas aux éditions Grasset/Imec, ou avec celle des cours et séminaires délivrés par Derrida durant toute sa carrière aux éditions Galilée, ou encore avec celle des cours de Foucault au Collège de France aux éditions Gallimard/Seuil, seuls les textes ayant déjà fait l’objet d’une publication ou d’une diffusion radiophonique ou télévisuelle ont été (ou seront) reproduits dans les volumes des Œuvres complètes. Les inédits – pourtant très riches   – conservés dans le Fonds Canguilhem ne seront pas publiés, conformément au souhait de l’auteur, même s’ils demeurent à la disposition des chercheurs au CAPHÉS, à Paris, rue d’Ulm. Comme l’écrit Jacques Bouveresse dans la belle préface du premier tome des Œuvres complètes, Raymond Aron était en-dessous de la vérité lorsqu’il écrivait que Canguilhem "a travaillé, enseigné, écrit beaucoup plus que ses publications ne le suggèrent". Canguilhem n’a pas seulement écrit beaucoup plus qu’il n’a publié et ne souhaitait voir publier de ce qu’il a écrit, il a également publié, en fin de compte, considérablement plus et sur des sujets bien plus divers qu’on ne le suppose généralement et que ne le suggèrent les cinq ou six livres qui sont censés la plupart du temps constituer l’essentiel de sa bibliographie. Nous qui pensions tout connaître de lui, nous voilà gratifiés d’une manne inattendue de textes qui nous invite à reprendre la lecture de Canguilhem depuis le début.

Il reste que la décision de ne pas publier les inédits pose problème car il se pourrait qu'une juste compréhension de la pensée de Canguilhem exige que l'on rende public, au moins partiellement, le fonds d'archive. Pour ne prendre qu'un exemple, est-il opportun de ne pas publier dans son intégralité le cours de 1942-1943 délivré à l'université de Strasbourg replié à Clermond-Ferrand sur les normes et le normal, alors même qu'un jeune chercheur a démontré il y a maintenant une dizaine d'années, dans une thèse hélas encore inédite, son caractère décisif pour toute interprétation de la philosophie de Canguilhem    ? De ce cours, à tous égards exceptionnel dans la carrière intellectuelle de Canguilhem et dont l'éditeur souligne lui-même l' « extrême importance »   , ne sont publiées en tout et pour tout que quelques pages, à peine 15% de l'ensemble du dossier manuscrit, soit exactement ce que l'auteur a accepté de divulguer de son vivant dans un recueil de ses textes en traduction anglaise   .

Il nous semble que la publication des Oeuvres complètes devrait être l'occasion d'ouvrir le débat auquel la publication des cours, de la correspondance et des textes inédits de Bergson a donné lieu en son temps, en posant la question de savoir si l'histoire n'impose pas des devoirs et si les grands hommes s'appartiennent à eux-mêmes. Non qu'il faille tout publier au motif que les textes en question portent la signature de Canguilhem - et sur ce point l'expérience de la publication des inédits de Bergson devrait justement servir de leçon, elle qui a réservé bien des déceptions aux curieux et même aux spécialistes en mettant en circulation près de 1800 lettres bien souvent sans intérêt philosophique. Mais il faut se demander si la mise au secret de certains textes, auxquels seuls les chercheurs pourront avoir accès, n'aura pas pour effet d'interdire durablement à Canguilhem d'occuper la place qui lui revient dans l'histoire de la pensée