La pensée est savoir, sagesse et saveur. Un apiculteur et un philosophe s’installent au cœur de la ruche des abeilles pour nous présenter ces travailleuses de la juste mesure.

On dit qu’Aristomaque de Solès (IIIe siècle) passa cinquante-huit ans de sa vie à contempler les abeilles…

Quand un apiculteur et un philosophe ont une passion en commun, et qu’ils cherchent avant tout à la partager, cela donne un livre goûteux, proche de l’hydromel des Dieux, un vrai plaisir à déguster. Présenter la philosophie au rythme du butinage des textes, en produire une lecture pour le plaisir de la ruche, voilà l’originalité d’un travail qui dépasse l’érudition pour nous faire accéder au plaisir de comprendre. Privilégiant le récit et la poésie, le livre de Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot, présente plusieurs entrées, semblables aux alvéoles de la ruche, ou encore aux fleurs à butiner pour en faire du miel.

C’est donc l’histoire d’une rencontre, car « la ruche est un lieu de rencontre »   , entre le ciel et la terre, mais aussi entre le lecteur et la philosophie. Les abeilles nous invitent à la réflexion sur le mode d’une promenade narrative, au cœur des récits. C’est à l’image de la simplicité complexe de l’abeille qu’est écrit ce livre. Ce n’est pas en effet l’obscurité des propos qui est garante de leur justesse. Une écriture alerte, un plan qui peut paraître chronologique mais dont les butinages et les florilèges en encart rectifient ce penchant, bref cet ouvrage réunit par une approche « en alvéole » les diverses approches des abeilles par la philosophie. Eclairer cette dernière par des questionnements et non des affirmations, voilà qui est propice, dans le même temps, pour comprendre la construction d’une problématique philosophique.

L’abeille en effet, sert de paradigme, d’analogie, d’exemple et de modèle, de parabole, de fable…dans l’histoire de la philosophie. Pierre Henri et François Tavoillot ont pour projet de montrer la force et la variation de ces images au service de la pensée de la condition humaine, tout autant nécessaires et goûteuses que le miel de l’abeille. La science ne parviendra pas à désenchanter le monde de celle-ci qui conserve ainsi ses nombreux voiles. Force de l’image que la rationalité scientifique se doit d’admettre.

Les abeilles philosophes

Laissons filer la métaphore et écoutons nos papilles. Avant la philosophie, il y a le mythe qui interroge, par ses récits énigmatiques, l’origine du monde.  D’où viennent les abeilles, question enfantine, si sérieuse pourtant comme toutes les questions de l’enfance ? Le mythe d’Aristée apporte une réponse mais surtout il montre le sens de leur présence et la catastrophe de leur disparition. Bien avant les discours écologistes, la pensée mythique se pose la question de la nécessité de la présence des abeilles. Amies de Zeus elles symbolisent le passage du chaos à l’ordre, le lien entre la nature et la culture. Si elles portent la trace de la civilisation par leur activité, elles ne sont pas pour autant séparées de la nature, puisqu’elles en transforment la matière dont elles sont issues. La civilisation se rattache à la nature, de même que cette dernière se rattache à la civilisation : les abeilles, semblables au philosophe défini par Diotime dans Le Banquet se tiennent aussi sur le seuil : « à la charnière trouble de plusieurs ordres du réel : le végétal et l’animal, le terrestre et le céleste, la nature et la culture, le vivant et l’éternel, l’humain et le divin… ».  

L’ordre du monde ou le cosmos selon Aristote.

Aristote est au plus près des questions relatives aux sciences naturelles. Il a produit dans son œuvre un certain nombre de travaux sur l’ordre naturel. Les abeilles ne l’intéressent pas comme paradigme de l’ordre politique humain. Elles lui permettent, en revanche, en tant que microcosme au sein du cosmos, de rendre compte de l’organisation finalisée de la nature.

Manifestation de l’ordonnancement de la nature – rien dans la nature ne se fait en vain, écrit Aristote – ce paradigme de la prudence, adaptation naturelle et impulsive aux circonstances, est plus sage que n’importe quel homme, n’ayant pas à faire intervenir la volonté… Elles ne se posent jamais la question des moyens pour arriver à ses fins. Elles n’ont pas besoin de subir non plus les affres de la réflexion et du doute, leurs décisions répondant à un programme organisé. La nature est dès lors un modèle de compréhension pour l’agir humain.

Les abeilles sont politiques. N’ayant pas de langage, la politique est naturelle pour elles, alors que l’homme ayant un langage, c’est par l’intermédiaire de la logique qu’il est politique. Le langage lui sert à délibérer, choisir, prendre des décisions. Du fait de leurs passions, les hommes peuvent prendre de mauvaises décisions. La fin du politique chez les abeilles est entièrement dévouée à la ruche. À ce titre, la question du mauvais choix ne se pose pas. Il peut d’ailleurs y avoir de mauvais sujets : mais cela appartient à l’ordre du monde. Les abeilles sont un modèle de la juste mesure dont les hommes devraient s’inspirer.

Un monde poétique, harmonieux et fragile miroir de la finitude humaine…

Dans Le livre IV des Géorgiques de Virgile il y a une tentative d’aborder les questions éthique, théorique et de l’ordre de la sagesse à partir de l’abeille, qui selon Virgile renvoient à l’humaine condition. Mais paradigme de la juste mesure comme l’évoquait Aristote elle est tout autant harmonieuse que fragile, reflet de la finitude humaine. La poésie de Virgile, pour les auteurs du livre, est seule apte à « permettre de jouer ensemble de tous ces registres sans même les hiérarchiser, puisque l’harmonie est au-delà de toute échelle ».   .

…ouvert aux interprétations symboliques et aux questions métaphysiques.

Platon dans le Ménon, cherche, par l’exemple de l’essaim d’abeilles, à conduire un jeune aristocrate trop sûr de lui, à la compréhension de la distinction entre le genre et des espèces, afin de parvenir à la définition de la vertu, entendue comme juste mesure si on prend garde à l’omniprésence de ce thème dans le dialogue. Porphyre, commentateur des Catégories d’Aristote dans l’Isagogé, sera l’héritier de cette question du genre à l’origine de la querelle des Universaux. Dans le même temps, il se livrera à un travail d’interprétation du Chant XIII de l’Odyssée dans L’antre des nymphes, texte qui n’est pas sans faire écho à la Caverne de Platon. L’abeille est un être ambivalent : d’un côté elle est nymphe, attirée par la douceur et avide de volupté, et d’un autre, on désigne par le nom d’abeilles, les meilleures des âmes, observant la justice. Ce que donne à comprendre ce travail d’interprétation c’est que l’abeille « est saturée de significations, débordante d’idées, en surcharge permanente de sens »   . Elle est dans un entre deux, une tension, qui ne garantit pas complètement la mesure de ses choix.

Du symbolisme de l’harmonie cosmique à la parabole morale chrétienne.

Le monde chrétien refuse cette vision païenne de l’abeille et on va assister à un glissement dans l’usage métaphorique de celle-ci. Elle va devenir parabole. D’abord refus du symbolisme de l’Antiquité, elle est ensuite la manifestation de la « bonté divine » qui a offert aux hommes « ce petit guide de vie ». Ainsi « la ruche devient une sorte d’image pieuse, un Evangile pour les nuls »   . L’abeille qui est dépourvue de langage et de volonté, et qui n’a que des « apparences de raison »    placées par le fils de Dieu, est là « pour faire honte aux hommes » et leur servir d’exemple car elle assure le bien de la communauté.

Mais cela finit par sentir le soufre comme le montre ce tableau de Bruegel (1569)

Mais cela finit par sentir le soufre comme le montre ce tableau de Bruegel (1569).

Dans ce message de la Réforme porté par le peintre, les apiculteurs ressemblent aux inquisiteurs fouillant l’âme des fidèles. On a là une des illustrations qui produit l’essaimage  facteur de division (dia-bolique) des abeilles, se substituant à la ruche (sym-bolique). Retour à la vie sauvage, il est la hantise de l’apiculteur. Lié au surnombre et plus largement à la crainte,  il produit la scission de la communauté. On peut lire dans cette crainte religieuse, la source des discours écologistes sur les risques de la disparition des abeilles. L’abeille est porteuse là encore de cette tension que l’on retrouve chez les humains.

Les abeilles au service de la pensée politique.

Pour les deux auteurs, celles-ci représentent la synthèse improbable de tous les régimes ayant été expérimentés. Cette ruche qui rassemble est aussi réconciliation des régimes politiques : exemple de monarchie avec à sa tête une reine qu’on confondit longtemps avec un roi, elle donne à penser qu’aucun Etat ne demeure sans un chef à sa tête. La diversité des fonctions au sein de la ruche, crée des diversités d’excellence, une aristocratie où l’égalité ne se confond pas avec l’identique. Cependant la ruche est aux mains de celles qui la font vivre : les ouvrières. La démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple, fondé sur le travail, n’est donc pas absente de la ruche. Cela conduit à se poser la question de la nature du peuple : anarchiste, communiste ou libéral ? Pour Proudhon, les abeilles ont inventé l’autogestion, s’appuyant sur un texte de Saint Simon, paru vingt ans auparavant : La parabole des abeilles et des frelons. Ce dernier y montre que la nation peut se dispenser des frelons parasites qui représentent les industriels et les hommes d’Etat en quête de profit. Proudhon va plus loin en en appelant à la destruction de l’Etat. Analysant ensuite l’abeille communiste et libérale, il ressort une possible vie commune entre ces trois types d’idéaux. L’abeille est source de réconciliation des idéaux politiques et invitation à dépasser les clivages de notre pensée.

Nous renvoyant à la démesure de notre finitude mais aussi à la démesure de notre désir prométhéen de domination de la nature, reflet de la tension propre à la condition humaine, l’abeille, par son aiguillon, nous présente la réconciliation de la puissance et de la petitesse : la juste mesure de la pensée... Elle contribue ainsi à nous faire sortir de nos partis pris.

Elle donne à comprendre la force de l’image pour orienter la pensée et l’action des hommes. Cet ouvrage est à lire aussi comme une réflexion sur l’imaginaire nécessaire à la réflexion. La mort des abeilles c’est aussi la fin de l’imagination et de la pensée