Tsili, le dernier film d’Amos Gitaï pose autant la question de la représentation de la Shoah que de savoir comment adapter un ouvrage à l’écran.

Tsili, le dernier film d’Amos Gitaï est une adaptation d’un ouvrage éponyme d’Aharon Appelfeld (1982). Dans ce dernier l’auteur revient sur la manière dont il a survécu à la Shoah, cachée dans les bois de Czernowicz (à la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie). Il a inventé pour cela une figure féminine, Tsili, qui prend sa place dans cette fiction, qui a parfois des aires de conte. Cette manière de faire lui a permis de mettre à distance l’expérience qu’il avait vécue et d’assumer une forme littéraire autre que celle du témoignage littéral ou des mémoires. Gitaï cherche dans la structure même du film et dans les dispositifs adoptés des idées en cinéma afin de s’approprier l’histoire écrite par Appelfeld. Si le film a généralement été mal accueilli par la critique   , c’est, en partie, à cause du lien qu’il entretient avec cette narration première.

Il est possible de faire l’hypothèse qu’il s’agit moins une nouvelle œuvre qui se détache de Tsili (1982), qu’une forme toute en continuité, qui se comprend pleinement qu’articulée avec celle-ci. Gitaï est un cinéaste qui apprécie citer d’autres auteurs, que ce soit des artistes contemporains, des penseurs anciens, des peintres, des hommes politiques ou encore des architectes. Il aime également faire référence à ses propres œuvres, afin de nouer de film en film un dialogue avec les spectateurs. Gitaï est conscient de cela, si bien qu’il faisait demander à une petite fille dans Plus tard tu comprendras (2008), «  papa, ça veut dire quoi l’intertextualité ?  » (tc : 68 min.). Il construit ainsi des œuvres ouvertes, dont la signification est traversée de références, qui elles-mêmes seront remobilisées dans de futures créations. Il y a là un jeu qui n’a rien d’anodin. Il s’agit de proposer un cinéma qui apporte moins de réponses qu’il ne soulève, à chaque fois, de nouvelles problématiques esthétiques et politiques. Ces questions incessamment relancées sont toujours les mêmes. Elles ont notamment à voir avec la construction d’un domicile (House est le titre du premier film documentaire de Gitaï), avec la possibilité de cohabiter avec d’autres (question éminemment politique dans le contexte israélo-palestinien. Il n’est qu’à penser à Ana Arabia, 2013), ainsi qu’avec l’identité singulière de ses personnages et avec leur identité de groupe.

Tsili porte, une nouvelle fois sur cela, puisque la jeune femme survit au génocide qui a décimé sa famille (ainsi que l’ensemble de la population juive de la région) en se construisant un abri dans les bois. Dès le début du film, elle est ainsi seule au milieu de la nature. Elle ne parle pas pendant quinze minutes, avant que Marek (interprété par Adam Tsekhman), un jeune juif, s’adresse à elle en yiddish (la langue principale des juifs d’Europe de l’Est est utilisée pendant tout le film). Il s’agit alors, pour elle, de savoir comment cohabiter avec lui. L’attraction des corps est forte   , malgré le contexte environnant hostile. La menace toujours hors-champ est rendue palpable par une bande-son saturée de coups de feu et de bruits de bottes. Marek la quitte peu de temps avant la fin de la guerre. Elle erre alors avec un groupe de survivants en quête d’un nouvel endroit où elle pourra s’installer. Il s’agit d’abord d’un hôpital, avant, peut-être, de prendre la mer pour la Palestine. Tsili doit se reposer la question de son inscription dans le groupe, elle dont une voix off nous apprend qu’elle a été abandonnée par les siens au début de la guerre. Elle devait garder la maison, avant que ses frères ne viennent la chercher. Ils ne revinrent jamais. Elle dut, seule, puis avec Marek, trouver un autre lieu pour vivre. Elle a ainsi traversé la guerre sans être la victime directe de persécutions (enfermement dans les ghettos, camp de concentration, tortures, fusillades, camps d’extermination).

Le film nous place donc face à un récit singulier, qui se découvre lentement, à hauteur de femme. En de longs plans-séquences, on perçoit d’abord les conditions de sa survie dans les bois, puis la façon dont elle arpente, au sein d’un groupe, des chemins qui la mènent vers une nouvelle vie (cette errance est aussi celle d’Appelfed au sortir de la guerre). Deux actrices différentes jouent ces deux temps successifs (Sarah Adler et Meshi Olinski), ce qui constitue une très belle manière de montrer qu’un personnage peut continuer à être le même, sans pour autant être la même personne. La coprésence dans des séquences oniriques rend également compte d’une forme de brouillage entre ces deux temporalités. Rien n’est simple ici. À cela s’ajoute une absence de propos introductif qui dressant un tableau général viendrait placer clairement le film dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale à l’Est. Les dialogues entre Tsili et Marek sont également réduits au maximum (il parle, le plus souvent, elle ne fait qu’écouter), si bien qu’on ne sait pas vraiment d’où il vient ni où elle va. Enfin, la manière dont ils acquièrent la nourriture et la boisson qui assurent leur survie n’est pas précisée. Il n’y a qu’un face à face entre Marek et Tsili.

Cette quasi-totale absence d’intrigue est ce qui a le plus dérouté les critiques. Comment est-il possible de représenter le temps du génocide sans rien nous en montrer ? Pourquoi ne nous est-il rien expliqué des intentions de l’héroïne ? Comment interpréter ces longues séquences simplement reliées par des fondus au noir ? Que penser de la relation entre Marek et Tsili (de l’arrivée improvisée de ce dernier à son départ non moins énigmatique) ? Que comprendre aussi de cette survie qui n’a rien de franchement euphorique ni de vraiment dramatique ? La plupart des réponses à ces questions se trouvent dans la présentation faite ci-dessus des thèmes qui intéressent Gitaï. En fait, ce dernier a choisi de ne pas approfondir les aspects de l’intrigue qui ne se situaient pas au cœur de son propre questionnement. Il explique ainsi à Samuel Blumenfeld dans un entretien filmé en juin 2015, «  le roman d’Appelfeld m’a servi comme une sorte de guide, mais je n’ai pas senti le besoin d’être littéral [dans l’adaptation]. Je trouve toujours que la grande littérature, elle n’a pas besoin du cinéma comme illustration. Si on trouve un bon texte d’un écrivain on peut l’habiter, on peut donner une image […]  »   . On retrouve ici la dimension intertextuelle d’un film qui repose sur une reconfiguration des éléments présents dans l’œuvre d’origine.

Chez Appelfeld, la vie de Tsili Kraus avec ses parents est décrite. Cela permet d’introduire le fait qu’elle est considérée par sa famille comme «  une petite fille débile  »   , mutique et incapable d’apprendre ce que lui enseignent ses professeurs. Cet élément est repris dans le discours d’accompagnement du film, mais pas vraiment à l’écran. Les conditions de l’abandon sont également présentées par le romancier. En fait, si Tsili survit c’est aussi parce qu’elle ne partage pas les mêmes codes que les autres membres de sa famille. Par ailleurs, la fuite dans la forêt est liée à l’absence de solidarité de la part des habitants non-juifs. C’est cependant auprès de ces derniers qu’elle trouve à certains moments un refuge contre du travail (elle arrive alors à cacher qu’elle est juive). L’auteur précise également que Marek a subi des persécutions, mais qu’il s’est enfui, emportant avec lui les habits de sa femme et de ses enfants. Ce ballot est ce qui leur permet de faire du troc avec les habitants des localités avoisinantes. Ils ne vivent donc pas dans une totale autarcie. Chez Appelfeld, il est donc question d’une autre cohabitation que chez Gitaï. L’auteur précise aussi que Tsili tombe amoureuse de Marek, dont elle attend un enfant qu’elle perd à la fin de l’histoire. Il est également dit de Marek qu’il part, au risque de sa vie, chercher de la nourriture, puis qu’il ne revient pas.

Gitaï ne trahit pas le récit initial, il le coupe. Il donne à voir ce qui en constitue, pour lui, la quintessence. Il en fait un film qui commence par plonger le spectateur dans l’atmosphère des bois (sans lui expliquer le contexte). Il représente Marek déployer des vêtements sur lui dans un refuge qui prend alors les allures d’une tombe (mais sans expliquer d’où viennent ces vêtements). Il revient, seulement à la fin, sur les conditions de l’abandon (des extraits du second chapitre du livre sont lus). Ces creux rendent le film particulièrement elliptique, si bien que son intrigue est sans cesse à la limite de ne pas suffire au spectateur (celui qui ne connaît pas le livre). Il refuse également les codes du cinéma réaliste, puisque les habits de Tsili et Marek sont toujours trop propres, leurs coiffures trop ajustées, leur abris trop bien agencé et que la forêt filmée est clairement plus israélienne qu’ukrainienne. L’image n’est pas là pour projeter le spectateur dans le temps des faits, elle crée une mise à distance. Par ailleurs, le cinéma complète le livre en offrant au spectateur les bruits du vent dans les arbres, la couleur de l’herbe alors qu’il pleut, les gestes heurtés de Tsili quand elle découpe une branche, l’intensité du regard de Marek quand il pose ses yeux sur elle. La mise à distance n’empêche pas la création d’une atmosphère basée sur le partage de sensations. L’ouvrage constitue, en retour, la clef de compréhension de certains éléments matériels et narratifs qui ne sont qu’ébauchés dans le film.

Gitaï se présente souvent comme un architecte plus que comme un cinéaste. On sait également qu’il développe actuellement des projets dans des galeries d’art contemporain. En regard Tsili, on se prend parfois à se demander si la salle de cinéma est bien l’espace le plus adapté aux expérimentations formelles qu’il mène à présent. Les séquences séparées par des fondus au noir auraient tout autant leur place dans un musée qui permettrait leur présentation de manière synchronique. Ce serait alors au spectateur de se déplacer. Il découvrirait sur un mur la première séquence du film dans laquelle une jeune femme danse et sur un autre mur la dernière séquence uniquement composée d’images d’archives représentants des enfants juifs vivants à l’Est avant la guerre.

Il y aurait enfin cette magnifique performance du violoniste Alexey Kochetkov, qui rythme le deuil et le retour à la vie, à la fin du film. On imagine même que dans le catalogue de cette exposition le court ouvrage d’Aharon Appelfed pourrait être donné à lire en complément des séquences filmées, à la manière d’un guide pour reprendre le terme utilisé par Gitaï. Une fois cette pensée passée, on se demande si ce n’est pas plutôt avec les codes du cinéma que le réalisateur joue. Refusant de construire une intrigue harmonieuse, refusant de fournir tous les éléments narratifs nécessaires à la pleine compréhension de la narration, n’a-t-il pas ainsi réussi à donner une forme strictement cinématographique à l’écriture, elle-même en creux d’Appelfed (absence d’explication sur le ressenti des personnages, absence de faits héroïques ou tragiques, absence de représentation des persécutions) ?