Une synthèse précise de l'œuvre et de la pensée d'un auteur majeur, mises en relation avec celles d’autres écrivains et penseurs.

L’ouvrage d’Aliocha Wald Lasowski frappe par sa tentation encyclopédique : l’auteur aborde l’œuvre d’Édouard Glissant dans sa totalité et dans sa globalité. Ce geste encyclopédique est dirigé en deux directions simultanées. D’une part, il s’agit de tout dire sur Édouard Glissant et son œuvre polymorphe. D’autre part, cette œuvre est sans cesse liée à d’autres, afin de montrer ses résonnances multiples.

Tout d’abord, Aliocha Wald Lasowski, fort d’une connaissance précise et détaillée des textes de Glissant, d’une bibliographie extrêmement riche –  un des apports non négligeables du volume, alors que tant de choses ont été écrites sur Glissant  – explore cet archipel livresque et tente de le cartographier. L’introduction met en place deux fils directeurs : l’auteur revient sur certains des événements clefs du parcours d’Édouard Glissant, en soulignant les concepts centraux qui sont nés de sa réflexion sur ce parcours. La « Présentation de l’œuvre » de l’écrivain martiniquais, qui constitue la majeure partie de l’ouvrage, est composée sur le modèle générique, apparaît comme le passage en revue des différents genres de discours pratiqués par l’écrivain.

Aliocha Wald Lasowski expose ainsi la pensée de la diversité et du rhizome de Glissant : l’auteur de Soleil de la conscience et Philosophie de la relation conçoit le monde comme un ensemble complexe, sans cesse changeant, non seulement constitué de différences, mais surtout d’interactions dynamiques perpétuelles. À l’instar d’Alain Ménil   , Aliocha Wald Lasowski insiste sur le modèle linguistique, élément moteur de la pensée de Glissant. Le point est capital puisque cette « philosophie » s’articule à un déplacement et à un élargissement sur des plans autres que strictement linguistiques du concept de créolisation : de ce fait, la pensée du monde de Glissant est d’emblée ancrée dans un espace culturel antillais. Par ailleurs, cela permet à Aliocha Wald Lasowski de constamment faire des liens entre la « philosophie » d’Édouard Glissant et ses œuvres littéraires, qu’il aborde dans la suite de l’ouvrage.

En effet, traiter de la poésie, des romans et du théâtre glissantiens comme genres distincts aurait pu être problématique tant tous ces textes sont écrits dans une même dynamique, se répondant l’un l’autre – la contestation des frontières génériques étant en effet l’un des credo esthétiques de Glissant. Mais Aliocha Wald Lasowski évite l’écueil de la distinction artificielle : il revient sans cesse sur les textes d’un chapitre à l’autre, soulignant la profonde unité de l’œuvre. Le chapitre concernant la poésie adopte une démarche de critique thématique et suit les étapes de la création d’un paysage poétique imaginaire, lien fort avec la philosophie de la créolisation, qui repose sur des notions issus de la botanique, comme le rhizome, ou de la géographie, comme l’archipel. Dans le chapitre sur les romans, l’auteur s’attarde longuement sur La Lézarde, premier roman de Glissant, publié en 1958, pour là aussi maintenir le lien avec la question du paysage.

Le théâtre est lui aussi abordé, dans sa diversité, et dans un chapitre à part : cela mérite d’être souligné car ce versant de l’œuvre de Glissant, sans doute parce qu’il suppose une dramaturgie complexe et difficile à mettre en œuvre, est assez rarement mis en avant.

Par la suite, l’ouvrage unit la dimension philosophique et la dimension littéraire et artistique dans un chapitre centré sur l’esthétique d’Édouard Glissant. Ici, Aliocha Wald Lasowski insiste sur le compagnonnage de l’auteur de La Cohée du Lamentin avec des artistes plasticiens, en s’appuyant notamment sur de nombreux textes qu’il a écrits pour eux, notamment des catalogues d’exposition. Ce chapitre est extrêmement riche parce qu’il permet de réunir des propos divers sur l’art en dessinant l’esquisse d’une théorie esthétique glissantienne. Le dernier chapitre aborde la politique, si essentielle chez un auteur dont l’engagement citoyen a été constant durant toute sa vie – et qui s’enracine tant dans la conceptualisation philosophique ou esthétique que dans la pratique littéraire.

La démarche d’Aliocha Wald Lasowski tend donc à unifier un corpus qui vise à un tout, tout en récusant l’idée de totalité, que Glissant mine sans cesse par la pratique du fragment ou de la répétition. Son exégète tente de reproduire ce geste, en séparant les genres littéraires pour maintenir une cohérence tout en en ménageant sans cesse des chemins de traverse et des allers-retours au sein du corpus, au risque parfois de perdre le lecteur dans un massif aussi immense : la démarche est surtout synthétique et le lecteur néophyte aurait sans doute besoin d’un peu plus d’analyse. Par ailleurs, Aliocha Wald Lasowski, fort de sa très grande immersion dans l’œuvre et la pensée de Glissant, la restitue avec une très grande fidélité, au prix parfois d’un manque de mise en perspective critique, ou simplement de reformulation des concepts en des termes qui ne soient pas issus de la théorie et la pensée de l’auteur de Poétique de la relation. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage offre au lecteur une synthèse extrêmement précise et riche de l’œuvre de Glissant et constitue un outil de travail très précieux pour qui souhaite approcher ce massif essentiel de la pensée et de la littérature contemporaine.

Cela est d’autant plus vrai que cette dimension synthétique et monographique se double d’une autre tentative : la constante inscription de Glissant au sein d’un réseau de penseurs et d’écrivains du XXe siècle. Sans cesse, le lecteur est appelé à décrocher du fil de la pensée glissantienne pour se brancher sur une autre, qui lui fait écho. Même si cet écho n’est pas toujours parfaitement explicite, ces mises en parallèles sont essentielles pour une pensée qui s’est toujours voulu à l’écoute d’autres voix du monde, pour une œuvre littéraire qui s’est construite sur des stratégies intertextuelles explicites. Ainsi, à côté des parallèles attendus avec Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Jean Wahl, Aliocha Wald Lasowski insiste sur le compagnonnage de pensée entre Edouard Glissant et Jacques Derrida, qui ne sont pas inédits   mais souvent éclipsés par la proximité avec Deleuze ; et surtout il établit à plusieurs reprises des rapprochements féconds avec Albert Camus. De même, à côté des mises en parallèle avec Césaire et Saint-John Perse, la poésie de Glissant est aussi rapproché de la démarche de Pierre Reverdy –  dont Glissant se revendique dans L’Intention poétique, mais qui est peu souvent commentée. En plus de noter l’influence de Faulkner sur le romancier, Aliocha Wald Lasowski le rapproche de Toni Morisson et Jean-Marie Gustave Le Clezio   . Non seulement, la pensée politique de Glissant est mise en regard de celle de Frantz Fanon, mais il est placé par Aliocha Wald Lasowski à mi-chemin entre Régis Debray et Barak Obama. Ces nombreux parallèles prennent dans l’ouvrage la forme de digressions qui contrastent avec le projet de synthèse, le nuancent, au risque parfois de perdre un peu le lecteur ; ils sont cependant essentiels pour rendre compte d’une œuvre qui se nourrit des autres pensées et des autres imaginaires autant qu’elle les nourrit en retour