Comme un roman, l’histoire d’une unification du monde dont la modernité, si elle fut possible, mourut aves ses héros.

En 73 av. J.-C., l’armée romaine a engagé l’essentiel de ses forces sur deux fronts : à l’Ouest, Pompée tente de reprendre le contrôle de l’Espagne après la guerre fratricide entre Marius et Sylla, tandis que les frontières orientales de l’Empire sont menacées par les incursions de Mithridate. Mais c’est en Italie centrale, précisément dans la ville de Capoue à quelques 200 kilomètres de la capitale, que le danger le plus menaçant apparaît : le charismatique Spartacus, à la tête d’une révolte d’esclaves, engage alors un combat de plus de deux ans, moins contre un système économique et social reposant tout entier sur la force servile que contre l’impérialisme romain qui, à la fin de la République, semble n’avoir aucune limite.

Le mythe Spartacus est quasiment contemporain des événements, nourri des peurs mais aussi des aspirations d’une partie de la population italienne, et le héros fascine jusqu’à Stanley Kubrick qui lui consacre un film en 1960 tandis qu’une série télévisée lui a été dédiée entre 2010 et 2013. Cependant, ce n’est pas le mythe mais bien l’homme qu’Aldo Schiavone s’attache à étudier, se fixant aux seuls événements pour mieux comprendre à la fois la figure de l’esclave révolté, ses aspirations et la puissance – mais aussi l’échec – de cette guerre de plus de deux ans menée sur le sol italien.

Le livre s’ouvre comme un roman, plongeant le lecteur une nuit d’été de 73 av. J.-C. au cœur d’une des premières actions d’éclat de Spartacus lorsque, réfugié avec ses hommes sur le Vésuve et encerclé par des cohortes romaines, il réussit à contourner les lignes ennemies et à prendre par surprise, au petit matin, le camp romain. De fait, dans tout l’ouvrage, A. Schiavone prend le parti de raconter Spartacus, construisant l’ensemble de sa réflexion sous la forme d’un récit centré sur le personnage. Le point de vue adopté est résolument du côté des révoltés et les Romains n’y apparaissent qu’en toile de fond, comme l’ennemi incarné par les magistrats incompétents qui se succèdent à la tête des colonnes envoyées d’abord pour mater la révolte, puis pour conduire une véritable guerre contre cette armée de barbares occupant des terres romaines. A. Schiavone nous propose un récit particulièrement vivant, suivant l’action principale dans trois parties aux titres évocateurs : « le fugitif », « le condottiere » et « le naufragé ».

Dans la première partie, « le fugitif », A. Schiavone cherche à dégager les origines de la révolte. Il les trouve tout d’abord dans le système de la gladiature, à l’origine liée à des rites funéraires et ne faisant combattre que des prisonniers de guerre, avant de devenir un spectacle violent offert par des élites en quête de popularité où, à côté d’esclaves barbares, commencent alors à lutter des hommes libres. C’est ensuite le parcours de Spartacus que l’auteur s’attache à reconstituer et, au-delà d’événements difficilement vérifiables (son origine Thrace, son passage par l’armée romaine puis sa désertion et sa réduction en esclavage), sa personnalité. A. Schiavone insiste sur le fait que celui que les sources présentent volontiers comme un « barbare » était en fait un homme cultivé, à la fois hellénisé et romanisé, ainsi qu’un vrai chef de guerre. Cette première partie se clôt sur sa fuite du ludus de Capoue avec ses compagnons de gladiature malgré une trahison de dernière minute ayant limité la portée de cette évasion.

Dans « le condottiere », A. Schiavone reconstruit pas à pas, à partir de sources éparses et souvent lacunaires, les opérations militaires menées par les révoltés entre leur fuite à l’été 73 et l’été 72, sorte d’acmé de la révolte, insistant sur l’incompétence des généraux mais aussi l’incapacité du Sénat romain à mesurer l’ampleur du danger. Une question sous-tend cette restitution minutieusement menée : Spartacus avait-il des plans, et, si oui, lesquels ? A. Schiavone montre ainsi que, contrairement à ce que les sources antiques – écrites par ses ennemis ne l’oublions pas – affirment, Spartacus n’a jamais eu l’intention de quitter l’Italie et que sa révolte était pensée comme une réelle guerre menée contre la puissance romaine au cœur-même de son empire.

C’est d’ailleurs là qu’aurait été son « naufrage ».  Son ambition réelle était de rallumer les braises de la guerre sociale (90-88 av. J.-C.) et de jouer sur le sentiment anti-romain, voire sécessionniste, de certaines cités italiennes. Ce plan transparait dans ses déplacements, le général thrace choisissant de préférence les régions les plus agitées quelques 20 ans plus tôt par la guerre des alliés. C’est également ce plan qui permet de comprendre que, comme son illustre prédécesseur Hannibal, il ait fait demi-tour devant Rome : mettre la capitale à sac ne lui aurait été d’aucune utilité sans le soutien de cités italiennes dans son projet de mettre un terme à l’hégémonie romaine. Son échec est donc là : il ne réussit jamais à attirer à lui d’autres forces que celles d’esclaves agricoles et de travailleurs pauvres des campagnes ; peut-être parce que la paix chèrement payée par les Romains et achetée par un octroi très large de la citoyenneté était alors vue comme bénéfique pour tous, et plus sûrement parce que sa révolte était entachée par son origine servile. Le châtiment que Crassus infligea aux rescapés de la dernière bataille, dont le récit est bien difficile à reconstituer, en témoigne : quelques 6000 prisonniers furent crucifiés le long de la Via Appia entre Capoue – lieu d’origine de la révolte – et Rome, suivant le traitement infligé aux esclaves fugitifs.

La lecture de cet ouvrage est particulièrement agréable, et l’impression que l’on a de suivre le récit d’un roman bien construit (dont la fin est certes connue) est renforcée par l’absence de paratexte : aucune note de bas de page, pas ou peu de références bibliographiques, et les textes commentés sont directement insérés dans le cours de la réflexion. En ce sens, A. Schiavone s’inscrit dans une école italienne qui adopte volontiers les codes du storytelling, et sa démarche n’est pas sans rappeler les réflexions récemment développées en France par Ivan Jablonka sur les rapports entre histoire, fiction et narration   .

À la recherche de Spartacus n’en reste pas moins un ouvrage scientifique présentant les conclusions de recherches minutieusement menées. Les annexes en témoignent tout d’abord : elles proposent au lecteur qui voudrait revenir aux sources l’intégralité des passages utilisés, triés par page comme l’auraient été des notes en fin d’ouvrage. Par ailleurs, les choix dans la reconstitution des événements sont toujours expliqués et argumentés, même si, parfois, les travaux des autres chercheurs sont balayés assez rapidement ; certaines pages laissent deviner des discussions houleuses sur l’interprétation de tel ou tel événement, qui n’ont pas leur place dans cette biographie-récit. Enfin, et c’est peut-être là la plus grande richesse de l’ouvrage, une réflexion fine sur le contexte éclaire les différents épisodes, et rappellent les thématiques chères à l’auteur et déjà présentées dans L’Histoire brisée, la Rome antique et l’Occident moderne   et IUS, L’invention du droit en Occident   . La révolte de Spartacus devient ainsi matière à une réflexion sur cette période troublée de l’histoire romaine où, pour reprendre les mots de l’auteur, tout semblait possible, et dans laquelle A. Schiavone entrevoit une possibilité de modernité qui meurt en même temps que ses héros : « Spartacus fut une figure de cette lumière trompeuse » écrit-il dans le style élégant et efficace qui le caractérise.

C’est ici une belle façon d’écrire l’Histoire, tout en prenant la liberté – quitte à frôler l’anachronisme voire l’uchronie – de réfléchir sur des possibles refermés à peine ouverts. La description de cette société qui ne propose comme alternative à un modèle économique et social pourtant jugé intenable qu’un retour en arrière, que ce soit le projet des Gracques ou les esquisses de la société mise en place par Spartacus, ne peut que faire écho chez le lecteur aux évolutions récentes du modèle contemporain. Si A. Schiavone n’ose pas explicitement la comparaison, bien des passages semblent inviter à cette réflexion