Une étude capitale de la place de la musique dans la Troisième République, dont les choix éditoriaux inspirent quelques réserves.

Professeur à l’université de Californie, San Diego, Jann Pasler, au cours des trois décennies écoulées, a apporté une contribution de premier plan à l’étude et à la compréhension de la musique française de la première Troisième République (1870-1914) –  contribution qui a culminé en 2009 avec la publication de son magistral survol, Composing the Citizen : Music and Public Utility in Third Republic France. Comme l’indique le sous-titre, elle nous propose d’examiner ce second âge d’or de la musique française dans une perspective résolument historique, en partant de cette notion insolite dans le monde occidental, en particulier anglophone, qu’est l’«  utilité publique ». Certes, les liens étroits entre culture et pouvoir sont l’un des traits fondamentaux de l’histoire de France dès la fin du Moyen-Âge, et la musique ne fait pas exception. Mais la fin de l’Ancien Régime, avec la fin des privilèges et exceptions locales et la constitution d’une nation s’affichant comme « une et indivisible », voyait l’affirmation d’une identité nationale liée à une forte centralisation où la culture – au même titre que l’éducation – se trouvait investie d’une mission civique.

 Renforcée sous une forme quelque peu gauchie par la dictature napoléonienne, assouplie durant la Monarchie de Juillet, fondamentalement libérale, et même sous le Second Empire, dont la première phase autoritaire faisait également place à un libéralisme d’autant plus remarquable, cette idéologie revenait en force à la chute de Napoléon III et après la défaite humiliante subie par la France devant la Prusse en 1870, suivie de la terrible guerre civile qu’a été la Commune. (Durant laquelle la musique n’a pas été épargnée : rappelons le destin de Francisco Salvador-Daniel, ami de Félicien David et un temps proche de Delibes, et dont il est fait brièvement mention dans le livre en raison de son intérêt pour les chants arabes et son implication dans la vie musicale de l’Algérie coloniale ; nommé directeur du Conservatoire par la Commune, il fut exécuté par les Versaillais le 24 mai 1871.) Il s’agissait donc, pour la Troisième République, pour surmonter cette double crise de conscience, de renouer avec l’héritage de la Première, en mettant l’accent sur la contribution de la culture et de l’éducation – y compris, comme le montre excellemment l’ouvrage, l’éducation musicale – en vue de la construction du citoyen.

Il est malaisé de résumer en quelques lignes un panorama aussi foisonnant d’une période musicalement aussi riche. À la lumière de citations de Jules Simon et d’Antonin Proust, entre autres, Jann Pasler consacre des pages aussi perspicaces que passionnantes au rôle joué par la musique dans la constitution de la culture politique de la Troisième République. Elle met l’accent sur le rôle capital d’Ambroise Thomas, compositeur aujourd’hui tellement négligé dans son propre pays et qui reçoit ici une véritable réhabilitation (jusqu’à un parallèle des plus stimulants entre l’Ophélie de son Hamlet et la Mélisande de Debussy). Le renouveau de la musique ancienne – caractéristique fondamentale de la période – y est subtilement mis en rapport avec les différentes évolutions politiques, comme l’est le renouveau de la musique religieuse, de l’Ordre Moral des années 1870 au Ralliement de 1890-1891. Le rôle de la musique française dans la restauration de la fierté nationale, notamment celui de l’opéra français, devenu, avec Bizet, Massenet et Delibes, un grand produit d’exportation, est à juste titre mis en lumière, comme l’est la place faite à la musique dans les expositions internationales de 1878 et de 1889. On voit comment la consolidation de la culture républicaine, après le Seize Mai, s’est traduite par une politique musicale qui combinait, entre autres, un effort de démocratisation des institutions musicales (opéra et concert), un développement du chant choral, une plus grande place faite aux interprètes et compositeurs femmes, et une redécouverte de la tradition française, d’Adam de la Halle à Berlioz, le tout contribuant à l’émergence de ce que l’auteur appelle « une idéologie de la diversité, de l’éclectisme et du plaisir ».

Jann Pasler, qui a joué à cet égard un rôle de pionnière, donne toute l’importance requise à la place tenue par la musique dans l’idéologie colonialiste de la Troisième République, telle qu’elle s’exprime dans des œuvres comme Lakmé (1883) de Delibes ou la Suite algérienne (1880) de Saint-Saëns (dont on rappellera qu’il est mort à Alger). Elle analyse avec non moins de perspicacité les liens entre musique et nationalisme – du Boulangisme à l’Affaire Dreyfus – en nous mettant opportunément en garde contre certaines idées reçues : Debussy, nous rappelle-t-elle, bien avant son second mariage avec une femme d’origine juive, était probablement antidreyfusard, tandis que l’antisémite Vincent d’Indy avait la sympathie de milieux politiquement avancés.

Bien que la limite chronologique officielle du livre soit 1914, il s’arrête en fait, pour l’essentiel, à 1900, c’est-à-dire au moment où la République, ayant triomphé de cette dernière crise, consolide ses acquis et s’apprête à se déclarer officiellement laïque. Il y aurait, en fait, un second volume à écrire sur la période de l’avant-guerre, tant du point de vue des retombées de l’Affaire Dreyfus et de la séparation des églises et de l’État sur la musique que de celui de l’extension de l’empire colonial français et les tensions nationalistes précédant le premier conflit mondial. Les diverses allusions à la période présentes dans l’ouvrage – à propos de Romain Rolland, par exemple, mais Proust et Reynaldo Hahn seraient évidemment à mettre à contribution – laissent entendre que Jann Pasler serait la personne idéale pour le faire. On y verrait la montée d’un « Claude de France » bien différent du Debussy qu’on voit passer dans ces pages : élitiste, esthète, fort éloigné de débats comme ceux dont il est question ici (et le fait d’avoir eu un père communard n’y était sûrement pas étranger). De même Ravel, à laquelle Jann Pasler donne le dernier mot (à propos de La Valse) apparaît-il ici comme un musicien presque marginal (et ses sympathies anarchistes y ont sûrement été, là aussi, pour quelque chose). Quant au parallèle entre Satie, cet autre marginal, et Alphonse Allais, c’est l’une des nombreuses touches fascinantes de l’ouvrage.

Parmi les compositeurs d’envergure dont il est fait mention, Ambroise Thomas, on l’a dit, Gounod, Massenet, Delibes, Saint-Saëns, d’Indy, et dans une moindre mesure Fauré, reçoivent l’attention qu’ils méritent, de même que des noms moins connus comme Bourgault-Ducoudray, Théodore Dubois, Émile Paladilhe, Benjamin Godard (dont il n’est pas inutile, vu le contexte, de rappeler les origines juives), et Augusta Holmès, à la réhabilitation de laquelle Jann Pasler a beaucoup contribué. (À propos de Saint-Saëns, puisque l’auteur pose la question, en note, de l’ouvrage homonyme de Lully sur son opéra Proserpine, on peut répondre fermement : aucune ; adapté d’un drame plus hugolien que nature d’Auguste Vacquerie, le livret se situe dans l’Italie de la Renaissance et son héroïne, son nom mis à part, n’a aucun rapport avec le personnage mythologique.) D’Édouard Lalo, dont il est avant tout question à propos de l’échec de son ballet Namouna en 1882, il y aurait plus à dire, notamment à propos du Roi d’Ys, de même que sur le Sigurdde Reyer : si la Salammbô de ce dernier donne lieu à de pertinents commentaires, il est surtout cité comme critique, alors que son passage par l’Algérie (avant la période considérée, il est vrai) le désignait à l’attention de l’auteure. Mais on ne peut pas tout couvrir, et il y a déjà dans le livre cinquante sujets de thèse ! Certains devraient porter sur la province, car il est avant tout, inévitablement, question de Paris.

La version française qui nous est offerte par Gallimard a été retouchée par rapport à l’original. On en a ainsi retranché le chapitre initial, promenade dans le Paris du temps, qui s’imposait peut-être davantage pour le public américain ; on regrettera davantage la suppression des annexes, notamment celle relevant les présentations à l’étranger de quelques-uns des opéras français marquants de la période. La rumeur laisse entendre que des problèmes de tous ordres ont retardé la publication. On aimerait donc être complètement enthousiaste du résultat.

Malheureusement la traduction fait parfois dire à l’auteure autre chose que ce qu’elle voulait dire. Ainsi, toute personne familière avec les Scènes pittoresques de Massenet sera amusée de lire (p. 235) qu’elles furent composées « d’après » la Symphonie pastorale alors que Jann Passler a écrit qu’elles ont été entendues au concert « après » celle-ci (et la ponctuation de la source ne laissait aucun doute sur le sens). Bref, il est manifeste que le traducteur, qui a accompli un travail consciencieux, ne possédait pas le minimum de culture musicale requis, et que malheureusement la relecture de la copie n’a pas non plus, de toute évidence, été confiée par l’éditeur à une personne compétente. Ignorer qu’on parle, dans Les Huguenots de Meyerbeer, de la « Bénédiction des poignards » (et non des épées), passe encore (ne lit-on donc plus Pot-Bouille ?), mais que dire du « Chant de la cloche » de Lakmé – cette confusion cocasse est d’autant plus fâcheuse qu’il est plusieurs fois question de la “légende dramatique” de ce titre de d’Indy ? Et il y a belle lurette qu’on ne désigne plus les Filles fleurs de Parsifal sous le nom de “Floramyes” ; Laissons de côté quelques problèmes de grammaire : parler de Gustave Charpentier et de « son » Louise ou de Massenet et « son » Manon n’est pas plus acceptable que de parler de Corneille et de « son » Rodogune ou de Racine et de « son » Phèdre. Il y a plus. Quand Jann Pasler écrit, dans la version anglaise, « Grandval, Holmès et Chaminade », le français devient « La vicomtesse de Grandval [admettons], Mlle Holmès et Mlle Chaminade ». N’importe qui, à commencer par Gallimard, rougirait de désigner aujourd'hui Simone de Beauvoir ou Nathalie Sarraute comme « Mlle de Beauvoir » et « Mme Sarraute ». Comment se fait-il que cet éditeur a pu laisser passer des formulations aussi sexistes, déplacées dans un ouvrage scientifique actuel ?

On regrettera la suppression de plus de la moitié de l’iconographie (remarquable) de l’édition originale. Plus déplorable encore est celle de tous les exemples musicaux, sauf trois, relégués dans le cahier d’illustrations, ce qui n’est pas leur place. Leur absence, dommageable dans un ouvrage musicologique scientifique, prive les commentaires musicaux de leur poids et même de leur sens. Le système de référence, modifié par rapport à la source, adopte le système, si pratique, mais si peu familier aux Français : nom de famille + date + page. Malheureusement, la présentation de la riche bibliographie   de fin de volume est confuse : il ne sert pas à grand-chose d’indiquer en note « Moreno, 1880 (a) » si dans la bibliographie il n’y a ni (a), ni (b), ni (c), si bien qu’on ne sait pas de quel article il est question. Quant à l’absence d’index, alors qu’il suffisait de reprendre celui, si complet et fouillé, de l’édition américaine, elle est incompréhensible, scandaleuse et, disons-le, inacceptable dans un ouvrage scientifique, qui perd de ce fait une bonne part de son utilité. Non seulement Gallimard a pris là une décision indigne : elle a pour conséquence que les chercheurs, au lieu d’utiliser l’édition française, feront mieux de se reporter à l’originale. On voudrait pouvoir se réjouir de voir la Bibliothèque des histoires faire enfin une place à la musicologie avec cet ouvrage de premier plan. Mais pourquoi l’y faire entrer par l’escalier de service ?