Cet ouvrage collectif propose un panorama international des courants actuels de reconstruction de la critique en sociologie et en philosophie.      

L'ouvrage coordonné par Bruno Frère, chercheur qualifié au FNRS (Belgique), réuni de grands nom de la sociologie et de la philosophie internationale actuelle (Luc Boltanski, Axel Honneth, Nancy Fraser, Laurent Thévenot...) autour de la question cruciale d'une critique après la théorie critique et le tournant pragmatique de la critique. L'ouvrage collectif part d'un constat déjà énoncé par Luc Boltanski dans son ouvrage De la critique   . Il s'agit de prendre acte des limites de la sociologie critique (Bourdieu) qui n'accordait pas assez de place aux capacités des acteurs et de celles de la sociologie de la critique (ou pragmatique) qui risque de dissoudre les structures en se centrant sur les compétences des acteurs. Mais l'ouvrage élargit cette perspective en incluant dans cette problématique l'évolution qu'a connu la théorie critique de l'école de Francfort. Entre la première génération et la génération actuelle, celle d'Habermas et d'Honneth, on peut constater que s'est effectué également un tournant pragmatique. En outre, la génération actuelle des penseurs de l'école de Francfort et la sociologie pragmatique partagent dans les deux cas une prise en compte des appuis normatifs moraux.

L'ouvrage s'ouvre par une introduction de Bruno Frère qui fait le point sur le contexte théorique et les enjeux de l'ouvrage. Ce dernier se compose de deux parties intitulées respectivement : « Le mouvement des nouvelles théories critiques » et « Capacités critiques et théories de la domination ». En raison de la nature des textes, il ne sera pas fait ici une présentation analytique de chacun d'eux. Certains textes, en effet, présentent une synthèse sur un auteur (comme le texte sur Salvoj Zizek) ou d'autres peuvent constituer un éclairage sur un pan d'une œuvre théorique (par exemple la contribution de Luc Boltanski). L'objectif sera ici de présenter la visée principale de chaque contribution.

Le premier chapitre, celui de Jean-Louis Genard, se penche sur les dimensions morales du tournant de la critique. Après une présentation générale de cette question, l'auteur termine par des propositions qui portent sur la place des affects et de la responsabilité. Thomas Perilleux pour sa part se propose d'articuler approche critique et clinique. En effet, cette dernière constitue une entrée sur le monde social par la subjectivité des acteurs : elle permettrait ainsi, entre autre, de prendre en compte la place de la singularité trop souvent négligée par les théories critiques plus macro-sociales. Le chapitre de Vando Borghi se penche sur la société des réseaux. A partir de cette entrée l'auteur s'attache à la manière dont peuvent être raccrochées ensemble sociologie et critique : il va chercher pour cela des appuis dans les théories postcoloniales, en particulier chez Appadurai. Patrick Baert et Alan Shipman s’intéressent à la place actuelle de l'intellectuel face à la thèse du déclin de leur engagement et de leur influence. Les auteurs contestent cette position en dégageant plusieurs modèles actuels d'intellectuels : l'intellectuel faisant autorité, l'intellectuel professionnel et l'intellectuel enraciné. Ils finissent en insistant sur le rôle accru du public et la place que lui accorde l'intellectuel enraciné. Simon Susen se propose quant à lui de revenir sur les divergences et les convergences entre les théories de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski afin de savoir si ces deux approches peuvent être conciliées. Cet article constituent pour les néophytes intéressés par cette question une bonne synthèse de débat. De manière générale, cette première partie présente plusieurs articles dont le caractère synthétique peut être intéressant pour les lecteurs qui voudraient faire le point sur les thématiques abordées.

La seconde partie commence par une contribution de Luc Boltanski. Cet article constitue tout d'abord une bonne propédeutique à la lecture de De la critique car il y présente de manière synthétique des éléments qui se trouvent dans son ouvrage. Le début de l'article est consacré à distinguer différents types de domination. Un second temps reprend la distinction proposée par cet auteur entre la réalité et le monde. La fin de l'article s’intéresse à la critique, en particulier à la distinction entre une critique radicale et une critique réformiste. Jean de Munck propose une synthèse consacrée à la critique artiste. Il conclu celle-ci en remettant en question la thèse d'un épuisement de la critique artiste et défend au contraire sa pluralité et sa vitalité acutelle. Alain Eraly fourni pour sa part une introduction à la lecture de l'oeuvre de Salvoj Zizek. Il revient sur des thématiques importantes de ce philosophe qui met en valeur des paradoxes de la modernité critique quant à son rapport par exemple à la liberté ou à la réflexivité. Ainsi, sont analysés la place que tiennent dans l'œuvre de Zizek, le fétichisme de la marchandise, inspiré de Marx, ou la question du sujet, dans la continuité de Jacques Lacan. Laurent Thévenot reprend quant à lui le modèle élaboré dans De la justification   , avec Luc Boltanski, mais pour cette fois interroger la portée de la grammaire libérale. Axel Honneth, quant à lui, réinvestie de nouveau la thématique de la reconnaissance qu'il a fortement contribué à renouveler. Mais cette fois, c'est en se servant plus particulièrement de l'oeuvre de Talcot Parson qu'il se propose d'analyser « l'ensauvagement » des luttes pour la reconnaissance au début du XXIe siècle. Nancy Fraser revient également sur le modèle de l'articulation entre luttes pour la redistribution et luttes pour la reconnaissance qu'elle a produit auquel cet article constitue une bonne introduction. Elle rappelle les enjeux d'un dépassement de l'opposition entre une approche économiciste centrée sur les classes sociales et une approche culturaliste prenant en compte les luttes pour la reconnaissance. Elle montre que ces deux types de lutte doivent être appréhendées à la fois comme des luttes économiques et symboliques. Ainsi cette seconde partie de l'ouvrage propose des textes qui constituent des introduction claires, souvent écrit par leurs auteurs eux-mêmes, à plusieurs théories critiques qui comptent actuellement au niveau international.

En conclusion de l'ouvrage Bruno Frère jette des pistes pour reconstruire une critique matérialiste et pragmatique. Il s'agit d'accepter de partir de l'action des acteurs critiques telle qu'elle se fait en admettant les impuretés du monde tel qu'il est et les manquements que les acteurs peuvent faire vis-à-vis de leurs principes pour pouvoir agir. Enfin pour terminer, Louis Laville dans une postface, en particulier, invite les théories critiques encore trop europeanocentrées, à provincialiser l'Europe, en s'ouvrant aux perspectives décoloniales des épistémologies du Sud.

Si ce volume ouvre sur d'amples perspectives, on peut néanmoins regretter parfois les différences d'échelles de focales entre les contributions : certaines se centrent sur une problématique contemporaine générale, d'autres sur un auteur, d'autres enfin sur un point plus pointu de la théorie d'un auteur. Cet ouvrage constitue néanmoins une bonne introduction pour ceux qui souhaitent un panorama de la reconstruction de la critique dans le sillage de la sociologie de la critique et de la théorie critique de l'école de Francfort, et même au-delà, comme le montre par exemple la contribution portant sur la philosophie de Slavoj Zizek. Enfin, à titre personnel, nous ne pouvons que souscrire à la tentative de Bruno Frère, de partir des mouvements sociaux pour reconstruire une théorie critique et pragmatique, dans la mesure où nous avions essayé auparavant de montrer comment il s'agissait d'une perspective qui avait été théorisée également par les auteurs syndicalistes révolutionnaires, tels que Georges Sorel