Telles des feux d'artifice, les voix se multiplient sous forme d'étincelles dans ce deuxième volume des Mille et une nuits (As Mil e Uma Noites: Volume 2, O Desolado, 2015), comme si elles émanaient d'une machine à produire des histoires qui ne pouvait s'arrêter. Pourtant, ces récits ne sont pas toujours joyeux, et la trilogie de Gomes, malgré les séquences burlesques qui imprègnent tout le film d'un humour très particulier, ne cherche pas à éviter la gravité. L'histoire intitulée « Les larmes de la juge », correspondant à la 484ème nuit, présente beaucoup d'indices d'un tel sérieux. De loin le morceau le plus dialogué du film, il convoque sur les ruines d'un amphithéâtre romain des échantillons de la société portugaise : des voleurs, des endettés, des banquiers, des fonctionnaires, des étudiants, des avocats, des animaux, des immigrants, des propriétaires, des femmes et même un olivier. Assis sur la cavea, ils se retrouvent tous face à la justice et chacun fait tomber l'accusation sur un autre, dans une chaîne qui paraît ne jamais finir. La magistrate, qui ne s'attendait pas à juger l'ensemble du pays, finit par être débordée. Et bien que cette scène construise une curieuse comédie humaine, le constat est celui de la désagrégation sans fin d’une collectivité nationale.

Cette scène insiste sur la gravité d'un ensemble d'histoires marquées par la mort et le crime, à commencer par celle de Simão « Sans Tripes », l'assassin de femmes devenu héros populaire de la résistance contre l'État. On pense aussi à la séquence brève, mais très méchamment articulée, de la défloration de la fille de la juge, dont le caractère scientifique et calculé s’inscrit comme une conséquence paradoxale des privilèges de classe de la famille. Pourtant, le procès fait aux Portugais reste malgré tout suspendu à la possibilité de trouver au moins un innocent – possibilité qui s'annonce sans se concrétiser. Et ce suspens, on l'a vu à propos du premier volume   , c'était la « structure » du livre Les mille et une nuits dont le film disait s'inspirer : l'arrêt des histoires à la levée du jour. C'est ce qui arrivait à la parole des chômeurs du premier volet, qui restait suspendue, reportant la conclusion de leurs histoires à l'arrivée d'une nouvelle nuit lointaine.

En revanche, ce deuxième volume projette sur un de ses récits – celui de Luisa et Humberto, dans la troisième partie – la gravité d'un final sans possibilité de rédemption. Certes, ce n'est là qu'une exception dans la centaine d’histoires que compte la trilogie, et pourtant elle dévoile une réalité qui les traverse toutes, au-delà de la menace qui plane : la mort « réelle », celle de Shéhérazade et des personnages qu'elle invente. Quel mécanisme fait communiquer l'éclat des dizaines d'étincelles avec leur perte dans la nuit la plus obscure, celle d'après la fin des récits ? Et comment un film tourné sous la menace contraignante du temps et de la crise pourrait-il ne pas se précipiter dans le pessimisme ou dans la dépression ?

La réponse de Gomes est très originale : il va revendiquer une certaine illusion, voire un illusionnisme fait de trucages, de voiles et de transparences, pour expliquer aussi bien la survie que la mort, la joie que la douleur. Cette illusion a un aspect presque naïf, évident, car elle ne cherche pas à se cacher. En évitant à la fois toute sophistication et toute justification dans la narration, elle semble revendiquer un certain artisanat à la Méliès. On remarque en outre le deuxième volet, qui est celui qui frôle de plus près le fantastique, notamment dans la 497ème nuit, « Les maîtres de Dixie ». Dixie, petit chien blanc que la narratrice appelle « une machine à aimer et à oublier », introduit en effet une dimension « surnaturelle » : la possibilité d'un contact avec l'au-delà et l’étrangeté des ressemblances inattendues, des doubles et des fantasmes.

Ce trucage commence par un détail : les deux personnages qui accueillent Dixie au moment de son arrivée dans une triste cité de banlieue, sont interprétés par les deux comédiens de la première partie de Tabou (Tabu, 2012). Mais la stratégie de ces migrations – à l'intérieur d'un film et d'un film à un autre – est loin d'être obscure. Au contraire, elle se fait l'écho d'une logique déjà explorée dans le film, notamment lorsque, dans au moins deux moments antérieurs, un certain usage des « transparences » a été introduit. Dans le premier volet, au village des incendies, une vieille dame disparaissait du plan, laissant apparaître derrière-elle des feux d'artifices, pour réapparaître ensuite dans le plan suivant. Dans le deuxième volume, Simão « Sans Tripes », protagoniste solitaire de la première partie, s'arrête à un moment de son parcours et disparaît du plan pour réapparaître ensuite un peu plus loin. Si ces deux moments contiennent une certaine dimension fantomatique, c'est peut-être le télé-transport qui explique le mieux cette capacité d'apparaître et disparaître. Non pas le télé-transport codifié des films de science-fiction (quoique le drone, qui apparaît dans la première image de ce volet, ou la chanson de The Carpenters Calling Occupants of Interplanetary Craft deux fois convoquée dans le troisième, rendent justice à une certaine dimension « ovni » du film), mais une certaine inventivité de la machine-cinéma qui lui permet de déplacer, dans le temps et dans l'espace, les objets qu'elle capte dans leur réalité apparemment immédiate. Les puissances du trucage, du montage et de la manipulation peuvent peut-être trouver aussi un sens politique – car Les Mille et une nuits est un film politique de part en part – précisément en ce qu'elles défient la linéarité d'un récit obsédé par sa propre mort, et la fatalité inscrite dans le désir de raconter des histoires.

On pourrait interpréter la scène finale, qu'on ne dévoile pas ici tant elle est belle et émouvante (quoique imbibée d'une nostalgie « structurelle » de tout ce qui ne peut pas revenir), aussi bien dans le sens d'une rencontre avec l'au-delà que dans celui d’un jeu immanent du cinéma avec ses ressources les moins « sérieuses ». La gravité et la douleur font partie de la machine au même titre que la légèreté de ces génies qui transparaissent et se déplacent sans faire attention aux contraintes de leur temps et de leur paysage. La duplication, le décalage temporel ou le télé-transport à l'intérieur du plan seraient les effets de cette machine « à aimer et à oublier » que le chien Dixie incarne dans la dernière partie, et qui se confond avec la démarche du film lui-même, qui doit « oublier » au fur et à mesure ce qu'il raconte pour pouvoir continuer à raconter