Qu’il s’agisse de Sunhi   , qui cherche à découvrir son identité à travers le discours des hommes qui l’ont aimée, de Haewon   et sa difficulté à accepter que les choses finissent ou d’Anne – l’héroïne d’In Another Country, interprétée par Isabelle Huppert – et son désir mystique de trouver le phare de l’île de Mohang-ni, les personnages des films de Hong Sang-soo errent en quête de sens (sinon d’absolu) dans des non-lieux plus ou moins quotidiens. Dans le récent Hill of Freedom, Mori, un jeune japonais tout juste arrivé en Corée, se retrouve à son tour à traîner dans les rues et les bars de Séoul en attendant le retour éventuel de Kwon, une femme qu’il a aimée et qu’il espère reconquérir. Pour passer le temps, il consigne ses expériences et ses états d’âme dans des lettres qu’il prévoit de lui envoyer dans l’hypothèse où elle ne serait pas de retour avant son propre départ. 

Ces lettres forment le matériau principal d’Hill of Freedom puisqu’elles déterminent et organisent la narration. Le film s’ouvre sur le retour de Kwon, qui, profondément troublée par la découverte des lettres laissées par Mori, les mélange en les faisant tomber dans l’escalier. De cet accident initial, Hong Sang-soo tire la structure singulière de son histoire, dont le principe est de suivre la lecture des lettres dans le désordre. A partir de ce procédé aussi simple que subtil, qui constitue une très belle métaphore du montage des séquences d’un film, Hong Sang-soo interroge la notion de temporalité et la capacité du cinéma de rompre avec la narration linéaire classique. 

Par un procédé de mise en abyme, cette réflexion sur le temps se retrouve au sein même de l’intrigue, lorsque Mori expose, dans un anglais approximatif mais efficace, la thèse du livre qu’il est en train de lire – un livre sobrement intitulé Temps : le temps n’est pas une chose concrète, c’est le cerveau humain qui en a construit le cadre mental en créant les notions de passé, de présent et de futur, alors que ces trois états ne correspondent à rien dans la réalité. En déréglant la chronologie de l’histoire, Hong Sang-soo semble donc se demander si l’on peut aller à l’encontre de cette construction humaine. Le résultat est remarquable, puisqu’il parvient à pousser véritablement le spectateur à se poser cette question au niveau de son expérience concrète de la projection. Pendant tout le film, on ne peut en effet s’empêcher d’essayer, jusqu’à l’impasse, de recomposer mentalement l’histoire, de remettre les diverses séquences dans « l’ordre ». C’est dire à quel point notre appréhension de la réalité passe par le respect de cette Sainte-Trinité – le passé, le présent, le futur. 

Si Mori lit un livre sur le temps, c’est qu’il se situe lui même au moment de l’action dans une sorte de hors-temps : il est de passage en Corée – pour une courte durée, environ quinze jours d’après ses dires – et se trouve dans une position d’attente. Espérant le retour (et la réponse positive) de celle qu’il souhaite reconquérir, il se trouve dans un état instable qui le condamne à l’errance et dérègle son rapport au temps, d’où sans doute ses réveils tardifs qui surprennent chaque jour sa logeuse. Pas de passé, de présent ou du futur pour lui, juste l’attente que quelque chose survienne et vienne donner du sens à son entreprise (et sans doute, à son existence). C’est que Mori se trouve dans une zone transitoire, qui revêt un caractère autant temporel que spatial. Ainsi, les espaces qu’il fréquente ont pour particularité d’être des lieux de transit : la chambre d’hôte, le café « Hill of Freedom » (qui donne son beau titre au film), mais aussi les rues dans lesquels les personnages se rencontrent et se séparent – avec notamment ce plan récurrent sur un carrefour, croisement de rues à la portée symbolique évidente. 

Parce qu’ils sont des lieux de passage, ces quelques espaces essentiels sont aussi bien des lieux de sociabilité, si ce n’est de désir. Ils permettent, comme souvent chez Hong Sang-soo, de mener une réflexion sur la communication humaine, ou plutôt sur ce qui la contrarie : la barrière de la langue qui crée des petites incompréhensions et des malaises ; le contraste entre les politesses d’usage et les réflexions frontales et maladroites ; la manière dont l’ivresse délie les langues et favorise les inclinations, hélas le plus souvent de manière unilatérale.

Mais ces interactions sociales, dans toute leur étrangeté, mettent surtout en évidence les multiples formes que peut prendre le sentiment amoureux. Au fil des rencontres que fait Mori, se dessine une sorte de cartographie de la relation amoureuse et de ses possibles. Il croise d’abord une sorte de double en la personne de l’Américain qui a consenti à s’installer en Corée par amour pour sa compagne (contrairement à lui qui est reparti au Japon ?). Young-sun, la patronne du bar dont il s’éprend, lui confie quant à elle qu’elle n’est avec son compagnon – un producteur que Mori juge grossier et insolent – que par besoin d’être avec quelqu’un. On devine au contraire, bien aidé par les suppositions de Sang-won, le neveu de la logeuse avec lequel Mori se lie d’amitié, que la jeune inconnue de la chambre d’hôte mène une relation clandestine avec un homme marié. Ainsi, l’une se résout à fréquenter un homme qu’elle n’aime pas, tandis que l’autre ne peut pas être avec celui qu’elle aime. Au gré de rencontres et de discussions, différents récits se croisent sans forcément se mêler et constituent autant de variations possibles autour de la relation sentimentale. Ils parviennent parfois à s’accomplir – tel le double triangle amoureux entre Young-sun, Mori et leurs deux compagnons – ou restent à l’état de possibles : la jeune inconnue en offre un exemple parfait puisqu’on ne connaît ni son identité, ni ses motivations réelles – elle ne fait que passer mais laisse une impression forte sur Mori (et sur le spectateur à sa suite).

A mesure que défilent les différentes séquences du film, Hong Sang-soo donne vie, soit en les réalisant, soit en se contentant de les esquisser, à toutes ces voies que la narration peut emprunter. L’usage quasi systématique du zoom, qui lui est caractéristique, combiné à des mouvements de caméra latéraux, lui permet de repréciser sans cesse la scène, de la recadrer sans la découper, de lui donner un éclairage différent en isolant par exemple un ou plusieurs personnages. Le recours au zoom paraît constituer une tentative de pénétrer l’intériorité, d’élucider, en vain, l’énigme de personnages foncièrement indéchiffrables. Par agrandissements (ou réductions) et glissements successifs, il autorise des changements de perspectives. Ainsi, au tout début du film, le zoom avant sur Kwon, qui découvre la correspondance de Mori, fait figure de passage de témoin, puisqu’il lui confère le statut de narratrice de l’histoire. Au contraire, après avoir lu la dernière lettre, alors qu’elle est assise à la terrasse du café, un zoom arrière paraît lui reprendre ce privilège. On en vient à s’interroger sur la nature de ce qui figurait entre ces deux moments : avait-on accès aux événements vécus par Mori par le biais de flashbacks classiques ou à une mise en images – et en fantasmes – des lettres par Kwon elle-même ? 

Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il y a deux moments où la focalisation n’est pas centrée sur Kwon : le prologue, où elle découvre les lettres, et le double épilogue final. Au début, quand elle fait tomber les lettres, un zoom avant (un de plus !) nous révèle que dans la précipitation, elle a oublié de ramasser l’une d’entre elles. Après un épilogue classique où Mori lui-même expose un dénouement heureux, une sorte de second épilogue vient alors nous délivrer le contenu de cette missive manquante à laquelle Kwon n’aura sans doute jamais accès. Il s’agit d’une séquence anodine, qui ne donne aucune information-clé, puisqu’elle se situe aux prémices de la relation entre Mori et Young-sun. Mais cet épilogue se révèle constituer une véritable échappatoire puisqu’il permet d’éviter in extremis le rétablissement de l’ordre chronologique. Loin de constituer un simple artifice narratif, cette dernière missive repose de manière brutale et incongrue la question de la temporalité. Au début de la scène, on voit ainsi Mori se réveiller et retrouver Young-sun. Doit-on en déduire qu’il a rêvé ce qui a précédé ? Le cas échéant, comment délimiter ce « ce qui a précédé » ? Aurait-il rêvé la séquence précédente (le dénouement heureux aux allures un peu surprenantes de conte de fées) ou tout ce qui nous a été proposé jusqu’alors – la présence d’un chien nommé « Rêve » en serait un indice, comme un élément détonnant permettant le basculement vers le rêve lucide ? Distinguer le vrai du faux, la réalité du fantasme, s’avère finalement bien difficile. A partir d’une intrigue simple, Hong Sang-soo crée une histoire à plusieurs niveaux qu’on ne saurait recomposer intégralement. N’est-ce pas là une manière de réinterroger in fine notre manière de considérer le temps, en nous empêchant de le constituer avec certitude comme un fil conducteur ? 

Mais la force de cet épilogue surprise est également de montrer que des deux relations dans lesquelles s’est engagé Mori, c’est finalement la plus éphémère, la plus accessoire en apparence, qui compte ici. Celle-ci représente l’attente, le transitoire, le passager : elle agit comme une allégorie du temps, qui échappant au cadre dans lequel l’esprit tente vainement de l’enfermer, continue de couler, sans se préoccuper du passé, du présent ou du futur, sans marqueurs temporels, sans début ni fin. Point de dénouement donc, Hong Sang-soo préférant réhabiliter l’errance, qui semble paradoxalement constituer une promesse de liberté : une liberté de désirer, d’aspirer à un idéal quel qu’il soit, pour ses personnages ; une liberté créatrice pour le réalisateur, qui y puise une infinité de possibles narratifs et cinématographiques, et dont cette « colline de la liberté » est à la fois un beau symbole et une magnifique illustration