Transfert, déplacement et passage, tel est le statut de l’image de cinéma dans les arts contemporains, étudié par un spécialiste d’esthétique.  

Le point de départ de la réflexion de l’auteur (essayiste et écrivain, spécialiste en esthétique et sciences de l’art, et par ailleurs, membre du comité éditorial du site littéraire numérique remue.net), se trouve dans le croisement de l’art contemporain et des images cinématographiques. Sébastien Rongier a porté son attention sur cette question : quelles sont les conditions d’exposition, les débats esthétiques et artistiques qui ont fait émerger et nourrissent les formes qui mettent en relation art contemporain et cinéma ? A partir de cette question, il entreprend une double exploration : celle des œuvres qui peuvent être rangées sous cette description, et celle des concepts qui permettent de les saisir (Expanded cinéma, interpénétration, entre-image, troisième cinéma, postcinéma, cinéma d’exposition,...), tout en respectant la logique de distinction et d’écartement qui les caractérise. C’est, il est vrai, la catégorie de « plasticité » que l’auteur défend, impliquant une prise au sérieux de la déterritorialisation, de l’effrangement, du passage de l’image.

Il organise son ouvrage en trois parties : la première est consacrée à l’art vidéo et à sa flexibilité ; la deuxième partie insiste sur la manière dont le cinéma devient matériau artistique, à la fois produit de l’histoire et sédiment du contenu social ; la troisième se concentre sur Alfred Hitchcock, et les images que Rongier appelle « virales ». Une bibliographie conséquente suit ces considérations (on pourrait néanmoins y ajouter l’ouvrage de Mathilde Roman, On Stage. La dimension scénique de l’image vidéo, Paris, Le Gac Press, 2012), ainsi qu’une liste des œuvres référées (liste qui n’est pas exhaustive et ne cherche pas à l’être, écartant notamment Gary Hill alors qu’il est cité dès l’entrée en matière, mais nul n’est tenu d’être encyclopédique).

De l’art vidéo à l’installation

Il est important d’insister sur la première partie de l’ouvrage, portant sur l’art vidéo. D’emblée l’auteur écarte la définition de cet art à partir de sa spécificité technique. L’art vidéo, l’art de l’image électronique, constitue plutôt un geste esthétique général, relevant d’une modalité du voir, et il ne peut être séparé non plus de la question de l’installation. L’art vidéo implique une technologie et un espace. Il naît d’un nouveau regard porté sur le cinéma et la télévision, par exemple par Nam Jun Paik (la télévision comprise à la fois comme médium et média), Jonas Mekas, Pierrick Sorin ou Bruce Nauman... Mais il implique aussi que l’on sorte de l’ontologie de l’image. L’image est multiple, certes, mais il faut rappeler aussi que l’image contribue à définir un moment de retrait faisant intervalle et écart, renversant et discutant le principe d’identité, ouvrant sur un dérèglement de la visibilité. Et ceci d’autant que l’image vidéo résiste à l’ordre de la représentation, et désigne une absence de profondeur substantielle.

Parallèlement au développement de l’image vidéo, l’installation devient la forme privilégiée de l’art contemporain. Avec cette dernière les formes institutionnelles classiques sont évidemment malmenées, et surtout la place du spectateur est repensée (l’auteur y insiste, le spectateur est parfois déconcerté) : l’installation engendre une force de déterritorialisation et crée un espace plastique. L’usage de la vidéo, lui, nous fait passer du White Cube au Light Cube, voire à l’espace d’immersion.

Immergé peut-être, le lecteur n’est en revanche jamais égaré dans l’ouvrage. L’auteur prend la peine de décrire les vidéos ou les œuvres dont il parle ou dont il commente les agencements. Il répertorie le travail des artistes, nommes les lieux d’exposition, les dates, et facilite ainsi le repérage par le lecteur. Il détaille les compositions, les espaces, les écrans, il explicite les métaphores visuelles, et montre par conséquent concrètement que l’art contemporain invente des images et des formes, et offre de nouvelles expériences du sensible.

L’art contemporain s’empare du cinéma

Dès lors, pour revenir sur les rapports de l’art contemporain et du cinéma, l’auteur précise que l’art contemporain – qui ne doit pas faire l’objet d’une définition d’essence – dessine un état mobile de la création, avec une capacité de débordement qui élargit sans cesse son champ d’action et de création. Il s’empare du cinéma, forme largement dominante de l’expérience esthétique du XXe siècle, pour sa grande capacité à produire des images. La question de la matière cinématographique devient ici fondamentale. Encore peut-on se demander si l’art contemporain est cinéphile ou cinéphage ? Il y a une sorte de communauté à l’œuvre dans les productions artistiques contemporaines, notamment dans la vidéo et l’installation. Ces formes reposent sur une action réciproque. Pour autant, l’art contemporain ne prend pas le cinéma pour objet et comme objet, et le cinéma qui s’expose dans les musées cherche plutôt à tisser des liens avec les formes de l’art contemporain par ses metteurs en scène (Abbas Kiarostami, Atom Egoyan, David Lynch, Chantal Ackerman,...). Au passage, les passerelles et autres interférences entre cinéma et art sont aujourd’hui innombrables, qu’on évoque Chantal Ackerman ou Larry Clark (cinéastes et artistes), Steve McQueen, vidéaste devenu cinéaste, ou Philippe Parreno, artiste se lançant dans le cinéma, voire Sophie Calle (No Sex Last Night, 1995) ou encore Michel Gondry.

Notons par ailleurs que Rongier ne cesse de faire allusion – ce n’est pas son objet, mais il est tout de même rencontré constamment – au spectateur, à la place du spectateur au cœur de cette « cinématière ». Qu’il s’agisse de la déstabilisation de ce spectateur ou de sa « mise en scène » (Dan Graham, Cinéma, 1981, renversant les conditions de vision du spectateur), la question est de taille. Elle revient avec un film d’Alain Bublex (The Ryder Project, 1999-2000), muant la salle de projection en bar pour accueillir le spectateur. Rongier insiste aussi dans ses analyses sur l’usage disconvenant de l’image, dont l’enjeu est bien d’offrir au spectateur une expérience critique de l’image.

La cinématière : une autre présence de l’image

Revenons maintenant sur la notion de cinématière, indiquant que les œuvres, en raptant l’image cinéma, font l’économie du tournage, et font vaciller la notion d’auteur. Cette notion est défendue tout au long de l’ouvrage, en particulier à partir de la philosophie de Theodor W. Adorno. Le cinéma devenant un nouveau matériau artistique, il est possible de le penser en termes de « matériau ». C’est là qu’intervient Adorno, puisqu’il montre que le matériau de l’art ne se résume pas à un ensemble de procédés artistiques, de gestes possibles ou de grammaire prédéterminée. Le matériau s’inscrit dans une logique de l’histoire. Le matériau, écrit le philosophe, c’est de l’esprit sédimenté. Dès lors, il faut comprendre le terme « cinématière » comme un point de rencontre. Il désigne les processus par lesquels l’image filmique devient le point d’appui d’une création. Encore celle-ci prend-elle sa place dans une analyse nécessaire des processus du contemporain, et se met-elle en regard de la nécessité d’éviter de penser en termes de « nouveauté » les œuvres contemporaines. En ce point la notion de plasticité que reprend l’auteur est tout à fait efficace. Une plasticité de l’espace, du temps, de la matière de l’image inscrite dans du corps, de la narration, du remake, puisqu’il s’agit aussi de cela dans un certain nombre d’œuvres considérées dans l’ouvrage.

Cela étant il est d’autres modes d’approche de l’image de cinéma dans les arts contemporains. Nombreux sont aussi les artistes qui utilisent la cinématière pour proposer des œuvres composées de montages d’extraits de différents films, selon une organisation thématique ou formelle. Une bonne partie d’entre eux montre aussi les mécanismes d’icônification des stars du cinéma. D’autres insistent sur la force du cliché se répétant de film en film.

Afin de mieux cerner son sujet, l’auteur aborde alors des questions décisives, qui se discutent d’ailleurs bien au-delà de ce contexte. Ce sont par exemple les notions de fiction (qui nous vaut une analyse d’une partie importante de l’œuvre de Pierre Huyghe) et d’effet cinéma, mais aussi celles de politique de l’image, d’écriture, etc. La multiplicité des exemples cités et étudiés laisse entendre que les catégories déployées sont pertinentes. L’auteur sait aussi faire varier ses analyses, en s’appuyant souvent sur des œuvres qui produisent des décalages, y compris par rapport aux commentaires les plus fréquents.

L’ouvrage propose encore bien d’autres pistes d’analyse, par exemple une exploration des rapports entre la littérature contemporaine et le cinéma, entre l’écriture du photogramme et le récit autour du film, enfin la question du remake est longuement développée (autour d’une tradition du remake, ou d’une appropriation ne conduisant pas nécessairement à une transmission).

Pour conclure, en revenant sur le principal enjeu de l’ouvrage : la cinématière est un déplacement, une manière contemporaine de prendre forme à partir d’un autre, sans pour autant tomber dans une logique postmoderne. L’art contemporain n’invente pas ce processus mais intensifie son expérience en offrant au regardeur une nouvelle présence de l’image