Le terme "think tanks" concentre un nombre important de fantasmes et particulièrement en France où s’observe l’émergence de tels instituts. Différentes visions y sont évoquées,  souvent contradictoires, renvoyant tour à tour à une expertise pertinente, politisée et indépendante ou bien décelant à travers ces structures de véritables sous-marins de promotion idéologique.

Ces clichés sur une expertise du futur ou sur le développement d’une conspiration mondiale montrent principalement la focalisation des commentateurs sur le terme "think", qu’ils traduisent généralement par "idée" ce qui favorise l’assimilation à la notion, si française, des intellectuels engagés. Or les think tanks possèdent d’autres caractéristiques que celle de réfléchir. Ils produisent en effet principalement des travaux qui ont pour objectif d’aider les décideurs politiques. Dans cette perspective, il faut plus précisément se concentrer sur le terme, d’origine militaire, de "tank", c’est-à-dire le réservoir ou le silo à ogive, pour comprendre combien les think tanks sont des structures qui ont vocation à séduire et persuader, à rallier le plus grand nombre ou les puissants. Il est ainsi plus judicieux de traduire "think" par "pensée", afin de mieux percevoir le travail structuré qu’ils réalisent.


Naissance et évolution historique des think tanks

Les chercheurs s’accordent à penser que les think tanks sont nés aux États-Unis après la guerre de Sécession (Civil War : 1861 - 1865), c’est-à-dire lors de la période dite de "reconstruction" des États du Sud entre 1865 et 1876. Ces instituts étaient alors clairement des centres de recherches en sciences sociales, animés par des fondations, des corporations ou par de simples individus avec l’objectif de contribuer à aider le gouvernement dans la mise en œuvre efficace des politiques de réformes institutionnelles, principalement en développement de nouvelles méthodes de gestion   . Les fondations philanthropiques, fondations américaines, ont très largement contribué à développer des outils de travail et de recherche à la fois novateurs et influents. Le développement des premières structures indépendantes dédiées à la réflexion politique et sociale, à l’administration et à la pédagogie, est en effet concomitant avec l’essor de ces fondations. Créées le plus souvent par des hommes ayant acquis des richesses considérables en peu de temps (les self-made-men, Carnegie, Rockefeller…) et incarnant un ordre économique nouveau, les sociétés philanthropiques encourageaient l’essor des sciences afin de mieux maîtriser les causes des dysfonctionnements sociaux. Les structures d’expertise et de conseils ont ainsi très largement contribué à façonner le visage que l’on connaît de la démocratie américaine. Parmi les plus anciennes de ces structures nous trouvons The U.S. Industrial Commission (1892)   , The New York Bureau of Municipal Research (1906) aujourd’hui l’Institut of Public Administration (IAP), The Russell Sage Foundation (1907)   , et the Carnegie Endowment for International Peace (1910).

Généralement, leurs animateurs étaient des universitaires, majoritairement européens, dessinant – déjà ? - une élite transnationale qui maintenait une distance certaine avec le travail du gouvernement en orientant principalement les travaux sur le développement de programmes à long terme : ce positionnement permit de les considérer comme des "idéalistes pragmatiques"  et aux structures d’acquérir le surnom de "clean factory". Le rôle joué par les premiers instituts de recherche dans le processus d’institutionnalisation de la démocratie américaine permet de mieux comprendre la place des think tanks aujourd’hui.

Le nombre de think tanks se multiplia après la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient alors identifiés sous le nom de "brain boxes". Ce développement s’explique généralement par deux facteurs principaux : devenus une puissance mondiale les États-Unis devaient faire face à des questions d’un ordre nouveau pour un pays traditionnellement isolationniste. L’appareil gouvernemental a donc considérablement gagné en importance et avec lui s’est accru le nombre de conseillers politiques. Par ailleurs, la crainte des armes nucléaires pendant la guerre froide a stimulé le développement des think tanks spécialisés sur les questions de défense. C’est afin de réfléchir à l’armée et à la guerre au temps du nucléaire que la RAND Corporation (Research and Developpment, 1945) et le Hudson Institute (1961) ont été créés. Il semble que c’est à la RAND que nous devons la fixation du terme "think tank" qui désignait la pièce où les militaires et les stratèges se rassemblaient à l’abri de toutes pressions pour établir des stratégies et planifier des actions. Le vocabulaire des animateurs de think tanks perpétue encore cet état d’esprit : les directeurs peuvent être nommés "strategists" à l’intérieur d’un "marketplace of war of ideas".

Au cours des années 1960, l’influence des think tanks continua de croître aux États-Unis. Ils sont fondés ou consultés afin de mener des études sur l’inflation ou les réformes de l’État-providence. Une partie non négligeable de ces analyses trouvait une traduction politique, dans le secteur médical (Medicare, Medicaid), le secteur juridique ou encore en engageant l’Economic Opportunity Act. Cette période fut particulièrement féconde car elle institua une interaction permanente entre les gouvernements et les instituts de recherche politique (un phénomène que les Américains nomment la "cross-pollination"). Par la suite, la nature des think tanks américains évolua, en raison même de l’étroitesse de ces relations réciproques. C’est pourquoi aujourd’hui les think tanks historiques, qui se consacrent à la recherche (ces "universités sans étudiant"), considérés comme des "policy research organisations" se distinguent aujourd’hui peu par leurs méthodes de ceux qui travaillent en relation étroite avec le pouvoir et nommés les "advocacy think tanks" (par exemple, The Institute for Policy Studies, the CATO Institute ou encore the Heritage Institution).


Rôle et place des think tanks dans le paysage politique américain

Si, en vertu de leurs statuts légaux, les think tanks américains ne peuvent s´engager directement pour un candidat, ils contribuent fortement à la définition des programmes politiques lors élections présidentielles. Certains de leurs "scholars" sont d´ailleurs les premiers bénéficiaires des postes laissés vacants par le gouvernement défait et peuvent même travailler directement comme conseillers de la Maison blanche. Dans cet esprit, les think tanks reçoivent également le soutien d’hommes politiques quittant leurs fonctions décisionnelles afin de renforcer un département de recherche. Il existe donc une mutualisation certaine des compétences, des réseaux relationnels et des capacités d’influence. Ces échanges peuvent être mieux illustrés par un exemple concret : le département d’État consacré aux affaires étrangères possède un programme spécifique appelé "Diplomat in residence" grâce auquel des diplomates intègrent des think tanks afin d’écrire et de réfléchir à certaines questions stratégiques.

De manière plus générale, les think tanks américains utilisent d’autres canaux d’influence comme des cycles de conférences ou des séminaires, poursuivant ainsi deux objectifs. Le premier consiste à rassembler des membres du Congrès ("executive and staffers") à l’occasion d’un événement social ou bien d’un programme éducatif ; ce qui offre une opportunité politique pour obtenir directement l’appui de certains décideurs politiques. Le deuxième objectif est d’aborder certains groupes professionnels, des universitaires et un cercle plus large de journalistes afin d’accroître la visibilité de leur institution, par le biais de séminaires. La visibilité médiatique est devenue primordiale. Les membres des think tanks cherchent à apparaître régulièrement à la télévision et à être invités à la radio en raison de leur expertise. En sus de leurs publications propres, ils font paraître des articles dans des journaux afin de promouvoir leurs idées. Ils n’ignorent pas que les décideurs politiques sont sensibles à l’exposition médiatique et à la reconnaissance publique des think tanks.

Les méthodes et quelques points communs les rassemblent donc : ce sont des structures, pérennes, de recherches et de publicisation, sans but lucratif   , tournées vers le bien public et vers l’action. Mais, pour le reste, les variations à l’intérieur du modèle sont multiples. Washington possède certes une concentration unique de think tanks mais il serait faux de croire que ceux-ci ne travaillent qu’à l’échelle nationale et uniquement sur des questions de haute politique : le plus grand nombre, structures de quelques personnes, travaillent en effet à une échelle locale et se consacrent à produire des rapports et des synthèses spécifiques (urbanisme, politique d’assistance sociale etc.).


Les think tanks en Europe

Jusqu’à très récemment les think tanks établis dans d’autres pays étaient généralement considérés comme de simples copies des principaux grands instituts américains. Et, de fait, le terme think tank ne se trouve à ce jour que dans des dictionnaires américains. Indéniablement la figure nord-américaine, par les spécificités institutionnelles et légales des États-Unis reste unique   . Conscients des possibilités de ce "marché des idées", de véritables réseaux de filiales ont cependant été développés : Aspen a, par exemple, fondé Aspen France à Lyon, affilié aux autres Instituts Aspen, des États-Unis bien entendu, mais aussi du Japon, d´Allemagne et d´Italie) auxquels s’ajoutent des think tanks avec lesquels ils collaborent régulièrement.

Cependant, si des ressemblances, voire des filiations, et des relations étroites existent entre ces grands instituts américains et ceux qu’hébergent l’Europe, l’espace politique européen diffère de celui des États-Unis et ses particularités jouent nécessairement sur le fonctionnement, sur le positionnement et sur les moyens des think tanks européens afin qu’ils soient en mesure de peser sur le débat politique.

La complexité des modes de prises de décision au niveau européen permet l’émergence de nouveaux acteurs politiques intermédiaires. Les processus décisionnels mais aussi informationnels en Europe exigent en effet des instruments techniques véhiculant des règles, des normes d’action, ou de procédures, telles que, par exemple, les notions de projet, d’évaluation, d’expertise ou de partenariat. Instruments technicisant et vecteurs de diffusion des idées à tous niveaux – local, national, européen – les think tanks recouvrent l’idéal de mise en commun des "bonnes pratiques" souhaitée par la Commission européenne qui encourage vivement le développement de ce qu’elle nomme "la société civile". C’est pourquoi ils peuvent, s’ils font la démonstration de servir ces objectifs obtenir des financements européens. On le voit, schématiquement, les think tanks se développèrent aux États-Unis afin de conseiller et de former l’administration quand en Europe, il s’agit plutôt d’une initiative encouragée et aussi en partie financée par les structures centrales.

Il est vrai que les disparités sont particulièrement fortes entre les pays membres : la France ne semble pas encore posséder une réelle culture des think tanks, à l’opposé de l’Angleterre   et de l’Allemagne, par exemple, dont la fondation Friedrich Ebert créée en 1925 et apparentée au SPD (Parti social-démocrate), dispose d’un budget de près de 100 millions d’euros et peut animer plus de 90 bureaux dans le monde (dont un important à Bruxelles). En Allemagne, toujours, la Fondation Science et politique (SWP : Stiftung Wissenschaft und Politik), fondée en 1965 sur le modèle de la RAND Corporation, a, elle, pour fonction de conseiller le gouvernement et le Parlement sur les questions internationales, tout en restant politiquement autonome. Les fonds de la SWP proviennent du budget de la Chancellerie, ce qui lui assure une indépendance réelle par rapport au ministère des Affaires étrangères. Dotée de 10 millions de budget annuel elle peut ainsi bénéficier du travail sur le long terme de 70 chercheurs spécialisés.


Quelle définition pour les think tanks français ?

Ces rapides comparaisons permettent de mieux comprendre les difficultés rencontrées en France pour définir ce qu’est un think tank. Historiquement l’État français a entretenu une relation étroite, sinon fusionnelle avec l’expertise à travers la formation du CNRS, des grands centres de recherches etc.   . Les financements privés sont souvent perçus en France comme déstabilisants quand en Grande-Bretagne ou en Allemagne on estime qu’ils favorisent l’indépendance des idées face à une tutelle étatique trop lourde. Principalement pour de telles raisons il existe des associations sans grand moyen qui revendiquent le terme – on devrait dire ici le label – de think tanks (c´est le cas, par exemple, de l’IFRAP, institut français pour la recherche des administrations publiques), d’autres qui le refusent (Telos-eu ou la République des Idées par exemple), d’autres aussi qui se le voit attribuer et le fuient : différents professionnels de think tanks européens estimaient ainsi qu’ATTAC avait réalisé un véritable travail d´études, de formulation et de publicisation efficace et effective lors du référendum sur la ratification du Traité européen et s´était avéré être le plus efficace de tous les think tanks. Tout concourt donc à brouiller les pistes. Pourtant, la définition du think tank n’est qu’opératoire : comme le montre son histoire, s´il est né plutôt à gauche de l´échiquier politique américain (en bénéficiant du capitalisme philanthropique) puis s´est considérablement développé et professionnalisé sous l´impulsion des républicains dans les années 80, il s’agit d’un outil qui n’est pas nécessairement de gauche ou de droite, pas plus qu´il n´est nécessairement libéral ou interventionniste, pro-européen ou "noniste". S’il lui faut œuvrer pour le bien commun, de manière non lucrative, de façon permanente et avec des moyens professionnels ce n’est qu’en tant que producteurs de recommandations traduisibles en termes politiques que le think tank se reconnaît.

Car, bien souvent les think tanks font plus œuvres d’avocats spécialisés que de chercheurs innovants. Il nous semble donc que leur expertise naisse plus de leur positionnement dans la structure de décision (ou de formulation) que dans leur connaissance spécifique de sujets intéressant le politique. L’expertise prêtée aux think tanks porte plus principalement sur leurs capacités à fusionner diverses compétences et à professionnaliser l’approche des mondes médiatiques et politiques afin de créer une plateforme destinée à ce marché spécifique.

On le voit ces quelques éléments ne correspondent pas nécessairement aux structures répertoriées comme think tanks de gauche en France. Révélateur des fortes tensions qui existent entre les courants socialistes et les différentes gauches, ce foisonnement révèle cependant en premier lieu la fin d´un tabou français : celui d´accoler à un jeu de mot américain intraduisible une volonté de formulation et une vision de gauche. Surtout il permettra peut-être de contribuer au développement de modèles alternatifs. Après tout, les think tanks sont avant tout des outils politiques mutants qui s’adaptent aux exigences du milieu institutionnel et légal. Jusqu’à maintenant, l’exigence la plus imparable demeure celle des moyens financiers permettant de s´attacher plusieurs années durant les services de bons chercheurs  en sciences humaines et de bons professionnels de la communication. Pragmatiques, politiques, les think tanks ne sont plus depuis longtemps des cercles de bénévoles hautement motivés. Avec eux, ce sera peut-être tout un pan de l´appareil politique français, un corps intermédiaire, qui pourrait surgir et se professionnaliser

 

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