Le dernier film de Miguel Gomes se divise en trois parties indépendantes. Le premier volume, Les mille et une nuits : volume 1, l'inquiet   sert d'introduction générale à la trilogie, bien que les deux films suivants soient assez différents.

Si l’on se demande ce que ces films partagent, il faut commencer par la référence littéraire de leur titre. Tous les trois ajoutent une précision au moment où ce dernier apparaît sur l’écran : « Ce film n'est pas une adaptation des Mille et une nuits, bien qu'il s'inspire de sa structure ». C'est une des premières fausses pistes du film de Gomes, qui n'hésite pas à superposer ce texte à l'image de Shéhérazade sur un canot à moteur (Shéhérazade étant aussi bien narratrice que protagoniste de son récit).

Mais cette précision introduit peut-être un contraste plus profond – quoique non moins ludique –, à la manière du « Ceci n'est pas une pipe » de Magritte. Car ce que la princesse Shéhérazade écrit nuit après nuit, ce n'est pas la joie de vivre ou la beauté de son monde. Elle écrit parce qu'elle vit sous la menace de mort que fait planer le roi, ou peut-être grâce à cette menace, car la princesse restera en vie tant qu'il ne connaîtra pas la fin du récit. Gomes, soucieux de déplacer cette « structure » au Portugal dans un contexte de crise et d’austérité, insiste notamment sur le fait que Shéhérazade ne protège pas seulement sa propre vie, mais aussi celle des centaines de vierges du Bagdag « de l'antiquité des temps » que le film dessine. D'où le fait que son récit, ou plutôt le flux de récits qui lui permet de toujours interrompre la narration au lever du jour, ait une dimension collective. La voix de Shéhérazade n'est pas la seule à raconter des histoires dans le film. En fait, sa voix de narratrice est elle-même divisée, comme le montrera le troisième volume. La voix de l'ensemble, s'il en est une, ce ne sera pas non plus celle du réalisateur ; rappelons que Miguel Gomes réalise ce triple film à partir d'une sorte de fiction collective, qu'il nomme le « comité central », construite par ses collaborateurs les plus proches lors de longues semaines d'improvisation.

Outre cette narration à plusieurs voix, et le passage incessant d'une histoire à l'autre, la « structure » des Mille et une nuits dont le film dit s'inspirer désigne aussi l'étrange rapport à la mort qu’entretiennent les récits relatés. Raconter des histoires afin de différer la fin : il faut entendre par là aussi bien la fin des histoires elles-mêmes que celle de ceux qui les racontent. Parmi les (à peu près) cent histoires que les trois volets parviennent à raconter, il y en a très peu qu'on puisse dire achevées. Cette non-interruption n'est pas l'affirmation d'une expérience joyeuse qui serait assurée du seul fait de raconter ou d'écouter des histoires. Au contraire, le film nous montre que le désir de raconter mène aussi parfois au désespoir.

C'est ce qui arrive dans le premier volume, L'inquiet, lorsque Gomes nous propose d'écouter trois chômeurs (« Les trois magnifiques ») raconter leur expérience de la crise, de la pauvreté et de la marginalisation. Ce qu'ils présentent, ce sont des curricula vitae sans destination précise : les premiers emplois, leur perte et l'attente des prochains, littéralement interminable. Leur récit s'interrompt toujours sur ce point, non pas dans le suspens d'une intrigue, mais dans le suspens tout court de leur existence. Et c'est d’ailleurs au moment où leurs discours s'arrêtent que le film semble parler au présent. Peut-on raconter le chômage et lui donner une fin ? Telle serait la question extrême que pose la dernière partie du premier volet.

Un autre personnage nous avait rappelé en off, au début du film, que lorsqu'on est au chômage on n'a plus envie de faire quoi que ce soit ; ce temps de l'attente est loin d'être un temps pour soi, un temps dont on dispose ou qui nous permet de faire des projets. Essayer de mettre fin à l'histoire de ces chômeurs en donnant à leur récit un sens, ce serait trahir la réalité à laquelle le film veut aussi faire face : celle du Portugal d'aujourd'hui. Ce n'est donc pas un hasard si le film s'ouvre sur une scène collective : la fermeture d'un chantier naval à Viena do Castelho qui va envoyer 600 personnes au chômage. Que peut-on en conclure ? Quelle fin donner à une telle histoire ? Le film ne donne pas de réponse, dans la mesure où il est lui-même pris dans la « structure » dont il dit s'inspirer.

En effet, au moment où le film commence, nous sommes au milieu d'une nuit et d'une histoire que Shéhérazade raconte au roi. Gomes réussit à tenir en même temps le fil de plusieurs histoires. Celles qui ouvrent le film arrivent avant la 437ème nuit du récit de Shéhérazade, et le repère temporel que le film nous donne (c'est une autre des précisions que chacun des volumes inscrit sur l'écran : il a été tourné entre août 2013 et juillet 2014) obéit à la même logique : d'un côté, ce repère indique ce qui lie le film à une situation de crise économique qui vient de loin et qui va probablement durer encore, mais d'un autre côté, elle coupe le temps d'une manière assez arbitraire.

C'est comme si en vérité il n'y avait jamais eu de première nuit. Le film lui-même s'enchaîne avec un programme antérieur à ce mois d'août 2013 où le tournage a débuté, et qui a été annoncé sur un site web   . Ce dernier contient aussi bien la note d'intention de Gomes que des histoires variées du Portugal d’aujourd’hui, qui n'ont pas été recueillies dans la version finale du film.

Pour cette raison, ce n'est pas un hasard que l'une des premières histoires de L'inquiet soit justement celle de Miguel Gomes et de son équipe de tournage. Comme dans Ce cher mois d'août (Aquele Querido Mês de Agosto, 2008), le tournage lui-même appartient au « paysage » filmé. Mais si le méta-narratif a souvent servi au cinéma pour rompre avec l'illusion de la transparence, chez Gomes il devient le prétexte à introduire un surplus de fiction. Et c'est sur ce point que son « jeu » et son discours deviennent beaucoup plus complexes et brillants que ce que le projet initial du film laisse entrevoir.

Dans le sens de cette complexification croissante, on pourrait dire que le programme du film est au moins double, comme c'était déjà le cas dans Tabou (Tabu, 2012). Les Milles et une nuits est certes plus protéiforme, mais la situation de départ est claire. D'un côté, il s'agit de faire, tout au long d’une année, le portrait d'un pays appauvri et humilié sous les mesures d’austérité. Mais d'un autre, le film aspire aussi à aménager une place pour une pure fiction qui permettrait d'échapper à une telle réalité. Sur le site web, ce projet à double face était énoncé au futur : le film n'était pas encore écrit et il allait se nourrir d’événements encore inconnus.

Pourtant, dans L'inquiet, lorsque Gomes se met en scène comme le réalisateur qui fuit son propre tournage, il parle en off – la figure par excellence du narrateur tout-puissant au cinéma – de son film au passé : il pensait qu'une telle entreprise était possible, mais maintenant – dans ce « présent » situéaprès la rencontre d'une histoire singulière –, il s'est rendu compte que ce n'était pas le cas. Dans Viana do Castelho, la ville où le film commence, Gomes ne s'intéresse pas seulement à la fermeture du chantier. Il suit aussi un expert apiculteur qui est engagé par la mairie pour mettre fin à une invasion de guêpes asiatiques qui menacent les abeilles locales. Gomes se demande alors si ces deux histoires ont un rapport entre elles, au-delà du fait qu'il les a rencontrées au même endroit. Il reconnaît que les mettre en rapport risque d'introduire une dimension métaphorique, voire abstraite. Et au moment où on l'entend dire en off que l'abstraction lui donne des vertiges, on le voit fuir en courant sous le regard perplexe de l'équipe du film.

Un peu plus tard, mais toujours à l'« intérieur » de son histoire, il se réfère à la folie de son projet. Le « réalisateur impuissant », comme il appelle son personnage dans le film, ne semble plus capable de gérer de tels conflits. Les risques sont là, ils sont devenus inévitables et ils se sont même emparés du film : la fiction se superpose à la réalité comme le ferait un ornement, et de toute façon la rencontre de deux histoires produit un discours éloigné du vécu qu'elles contiennent   .

L'intérêt des films de Gomes réside justement dans la manière dont ils réussissent à conserver un équilibre en situation de danger ou de crise. Toute la difficulté des Mille et une nuits est de passer d'une histoire à une autre, ou de les faire coexister, sans se référer à une instance extérieure qui en commanderait la démarche. D'où l'importance de mettre en scène le « corps » du film : l'équipe et ses conditions de travail, mais aussi les espaces et les lieux de tournage, pour ne pas parler de la situation générale du Portugal et par extension de l'Europe. L'inquiet devient dès lors un « film de circonstances » au sens plein du mot et, du même coup, il se défait de ce qui dans de telles circonstances l’empêcherait d'être un film : pour reprendre l'exemple antérieur, l’état d’inaudibilité auquel les chômeurs sont la plupart du temps condamnés.

Pour cette raison, ce film qui ne raconte qu'un très petit nombre d'histoires (par rapport à toutes celles qu'il a dû exclure) donne pourtant l'impression de présenter tout un monde. Il le fait grâce à la confluence des deux méthodes expérimentées dans Ce cher mois d'août et Tabou. Le premier met en scène la tension d'un tournage sans se limiter au geste conventionnel de la mise en abîme ou du film sur un film en train de se faire. Au contraire, la recherche cinématographique se confond toujours avec une autre quête : le désir de raconter des histoires, ou une certaine idée du Portugal rural. Le second film est lui-même une sorte de journal de tournage, profondément improvisé, mais sans aucune allusion méta-narrative. Il s’agit plutôt de ce qui se manifeste dans la matière du film : les changements du type de pellicule, l'adéquation de l'histoire à la topographie des lieux de tournage, et même la nette rupture qui divise le film en deux parties distinctes.

Dès le début, Les mille et une nuits : volume 1, l'inquiet fait la même chose, en introduisant notamment la pluralité des voix. De cette manière, dans les cinq épisodes qu'il contient, on peut repérer une vingtaine d'histoires, réelles ou rêvées, qui communiquent entre elles dans la mesure de leur inachèvement. Telle est la « structure » dont le film de Gomes dit s'inspirer : le suspens des histoires au lever du jour