Entre contraintes naturelles, populations concurrentes, institutions rivales et objectifs contradictoires, une véritable politique (absolutiste) de la nature.

Avec Versailles, une histoire naturelle, Grégory Quénet, spécialiste français de l’histoire environnementale, parvient à nous convaincre que l’aveuglante lumière de Versailles nous avait vraisemblablement dissimulé les zones d’ombre, les dissonances et les rapports conflictuels à l’œuvre dans la gestion quotidienne du Domaine aux XVIIe et XVIIIe siècles. Alors même que certains spécialistes de l’histoire des jardins ont récemment révoqué en doute l’idée d’une nature totalement assujettie aux velléités du souverain, vision héritée d’un long dispositif de représentations muséifiant, l’auteur nous fait pénétrer de l’autre côté du miroir, et nous donne ainsi à voir un Versailles en pleine effervescence, giboyeux, controversé voire incontrôlé. En exhumant les archives de la Maison du Roi, l’historien rouvre le dossier du Grand Parc, quelque peu délaissé par l’historiographie, et procède à une histoire symétrique accordant autant d’importance aux facteurs humains qu’aux déterminations environnementales. Pour restituer au mieux la vitalité organique d’un territoire versaillais de plus de 8 000 hectares – contre 820 actuellement –, l’auteur articule son ouvrage autour d’un plan résolument métabolique : naissance, croissance, régénération et mort constituent les quatre pivots sur lesquels tourne cette histoire environnementale.

L’espace des contraintes

A rebours de l’hagiographie versaillaise forgée au XIXe siècle, par Hippolyte Fortoul notamment, Grégory Quénet s’attache à rendre compte de l’incommodité structurelle du site : à un réseau hydrographique particulièrement faible se conjugue une géologie défavorable, dont le soubassement argilo-marneux porte les stigmates. Or, l’apparition de concentrations humaines considérables liées entre autres à l’émergence d’une société de Cour accroît la contradiction entre les besoins d’une population croissante et les potentialités réduites d’approvisionnement en eau, rendant d’autant plus aigüe la problématique de l’évacuation des déchets. L’auteur brille à disséquer la spécificité du métabolisme versaillais, sans retomber pour autant dans les ornières du débat déterminisme/possibilisme. Il rappelle à quel point les chantiers ont laissé derrière eux nombre de terre et de gravats, à quel point les déjections des chevaux et des animaux domestiques dans la ville, et de manière générale les eaux usées et les détritus, ont été le quotidien de Versailles, alors que le sous-sol favorisait la rétention des eaux.

Résistances, conflictualités et micropartages

Versailles, une histoire naturelle est cependant autant une histoire des contraintes environnementales que le site impose qu’une mise en exergue d’un espace social et vécu traversé par de nombreuses contradictions, puisque le maillage hydraulique versaillais parcourt des champs, des propriétés et des routes, et reconfigure l’espace social à partir de multiples obstacles : « le droit, les usages, l’eau elle-même, et les échanges »   . Si l’implantation des rigoles est au principe de nombreuses expropriations, et que le pouvoir royal a privilégié le réseau hydraulique et le bon écoulement des eaux par rapport aux usages privés, il ne faut pas oublier que l’emprise hydraulique a fini par générer en retour de nouveaux risques, à l’instar des nombreuses fuites ayant occasionné de multiples plaintes et demandes de dédommagements.

La voix des archives s’élève contre ce qui serait un partage binaire entre nature et culture, où la première aurait été méticuleusement sectionnée et domestiquée : au contraire, Grégory Quénet insiste bien sur les discontinuités et micropartages qui prévalent. C’est ainsi que certains terrains peuvent basculer d’une administration à une autre, et faire l’objet de vives controverses, comme en témoigne le statut de l’avenue du Petit Parc qui opposa en 1760 le marquis de Marigny, en charge de l’administration des Bâtiments, au comte de Noailles, responsable du Domaine, et déboucha sur un arbitrage où seules les avenues menant à la sortie du Petit Parc dépendent des Bâtiments, tandis que les autres avenues et allées devaient être inféodées à la logique de conservation du gibier – relevant des Bâtiments. Mais c’est surtout la croissance tout à fait extraordinaire des flux de matières entrantes et sortantes ainsi que des divers réseaux qui a permis de reconfigurer en profondeur les rapports de force, en introduisant inégalités et tensions ; il n’est pas rare de voir les habitants dégrader voire détruire des murs de chaussée, des aqueducs, des étangs, pêcher le poisson des étangs en toute illégalité, ou voler des métaux. Face à ces délits hydrauliques et environnementaux, les sanctions varient considérablement, et bien que des peines lourdes et publiques soient de mise pour certains méfaits – pensons au vol des métaux –, les représentants de l’administration royale sont de facto voués à des arbitrages et des compromis.

Grégory Quénet esquisse ainsi les fondements d’une politique de la nature interactive, où, bien loin d’être, selon la formule de René Descartes « comme maître et possesseur de la nature », l’autorité monarchique doit composer sans cesse avec des populations résistantes, et réinventer en permanence ses dispositifs socioéconomiques de contrôle de la nature.

Comment gouverner la nature ?

La spécificité de l’écosystème versaillais tient à la double nécessité de préserver, d’éliminer, et la destruction d’espèces nuisibles (les lapins, les rats) est concomitante de la conservation d’animaux en danger (les cerfs, les chevreuils, les faisans, les perdreaux). La monarchie découpe le territoire en zones, contrôle les déplacements du gibier par des mesures de clôture, structure l’action des gestionnaires du parc, et étend son emprise sur l’espace des cultures. La sédentarisation des chasses du monarque a donc non seulement des conséquences sur les temporalités des activités cynégétiques, elle implique plus structurellement une politique de gestion de la faune et de la flore aux contours inédits, faite elle aussi de tâtonnements et d’expérimentations comme l’atteste l’aporie irrésolue des lapins, tour à tour envahissants ou insuffisants.

En prenant le soin d’historiciser les notions d’environnement et d’absolutisme environnemental, Grégory Quénet échappe à la fois à l’anachronisme et à la réification, car il n’a de cesse d’inviter à penser la diversité des catégories de description de la nature au XVIIIe siècle. Par ailleurs, le recours à des comparaisons plus contemporaines et extra-européennes induit un gain heuristique certain. La notion de cascade trophique – désignant les effets indirects sur le niveau trophique inférieur du fait de la suppression des prédateurs ou bien de la diminution immodérée d’une espèce servant de proie à une autre – est utilisée par l’auteur pour mettre en relief la prolifération d’espèces indésirables consécutivement à l’extermination du loup en Île-de-France et dont le Grand Dauphin, fils aîné du roi, fut l’un des instigateurs. Cet événement à l’implication écologique fondamentale est ainsi mis en relation avec la disparition des loups et des pumas dans l’État de New York en 1880, et la multiplication corrélative des cerfs observée dans les années 1900 dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin. Il en va de même pour l’idée de cascade trophique secondaire, faisant le lien entre la suppression d’un prédateur, l’augmentation de l’espèce proie, et in fine la baisse des espèces en concurrence avec celle-ci pour les ressources alimentaires, qui permet à l’historien de l’environnement d’expliquer l’effondrement drastique du gibier après Louis XIV, ainsi que l’appauvrissement de la biodiversité dont les sources se font l’écho en témoignant de la dégradation de la végétation. Pour bien saisir ce qui se passe à Versailles, Grégory Quénet nous invite à lire les travaux de David Western sur le parc d’Ambosele au Kenya, où, dans les années 1970-1980, les éléphants traqués par les chasseurs d’ivoire ont migré vers les parcs. Mais ce qui est apparu comme allant dans le sens de la protection d’une espèce menacée s’est traduit systématiquement par une mise en péril du couvert végétal, les éléphants désormais en surnombre dans les parcs détruisant les arbres. La conservation du gibier menée à Versailles est dans une certaine mesure une réussite, mais elle mène tout en même temps à une impasse puisqu’elle réduit substantiellement la biodiversité.

Cette politique n’est pas sans impliquer de sérieuses contradictions sociales, car avec des baux stipulant l’immobilisation d’une part considérable des cultures pour l’alimentation des animaux, la conservation de la faune se fait en partie au détriment des populations locales. Les destructions auxquelles se livre le gibier sera d’ailleurs l’un des leitmotivs des cahiers de doléances de la Révolution française. A ces problématiques se superpose celle des inégalités socio-environnementales, cristallisée à elle seule dans la concentration des terres entre les mains d’un certain nombre de fermiers louant la terre à des prix inférieurs à celui du marché et exerçant leur hégémonie sur le marché local. Toutefois, si le nombre d’indigents croît assez fortement à la fin de l’Ancien Régime, cette augmentation est partiellement atténuée par les pratiques de l’administration et la régulation que permet les aumônes – éloquent témoignage du fait que les rapports de force se renégocient constamment.

Grégory Quénet achève son ouvrage moins par une conclusion canonique que par un véritable appel à procéder à une histoire environnementale de la France, en invitant les chercheurs à prendre le pouls de l’évolution des métabolismes urbains sous le double effet de la croissance des villes et des logiques de marchandisation de la nature. L’ambition programmatique de l’auteur ne se cantonne pas à cette dimension, puisqu’elle vise également à « articuler pesanteurs et circulations, espaces locaux, nationaux et globaux »   , à penser les dynamiques environnementales dans le cadre d’une intime relation avec le social et le politique, et enfin, à mener une réflexion renouvelée sur « la capacité des dispositifs de représentation à rendre compte de ces transformations matérielles »   . A la fois concis et densément documenté, cet essai original et pionnier dans les études sur Versailles constitue une belle mise en pratique d’une histoire environnementale qui n’est plus celle du « milieu » ou de l’« espace », mais bel et bien celle d’une reconfiguration des dynamiques de l’environnement par l’interaction constante entre les vivants