Curieuse coïncidence que d’aller voir deux soirs d’affilée La Maison de Bernarda Alba au Français, et Mustang au cinéma. D’évidence, la mise en regard s’impose : de chaque côté, une famille de cinq sœurs. De chaque côté, l’absence de père, décédé. Et le curieux rôle dévolu aux mères, qui se font les agents – quasi policiers – d’une domination qui a perdu sa tête. C’est le plus frappant assurément, cette manière qu’ont les femmes de reprendre à leur compte la perpétuation de l’ordre établi, là où la vacance du pouvoir pourrait laisser songer à quelques évolutions. Dans la pièce de Federico García Lorca, Bernarda, la mère, est une femme autoritaire, sans cœur, qui fait pleurer ses filles et décrète un deuil de huit ans (une durée traditionnelle dans cette Espagne des années trente) sur sa maison. « Pendant les huit ans que durera le deuil, l’air de la rue ne doit pas pénétrer dans cette maison. Dites-vous que j’ai muré les portes et les fenêtres. » La metteuse en scène, Lilo Baur a décidé de représenter la demeure pas une grande grille en fer forgé, symbole peut-être de nos grilles mentales.

Rarement jouée – la dernière mise en scène connue remonte à 74 (avec Isabelle Adjani) – la pièce fait son entrée à la Comédie-Française. Censurée sous l'Espagne franquiste (Lorca l'écrit deux mois avant de se faire exécuter), elle est montée pour la première fois en 1945 au Teatro Avenida de Buenos Aires. Difficile de jouer en effet une pièce avec uniquement des femmes – elles sont une quinzaine sur le plateau. Peut-être aussi que la pièce de Lorca dérange toujours, là où on aimerait croire que cette condition féminine enfermée appartient au passé. Elle rentre en résonance avec le film Mustang, en salle actuellement, en rappelant que dans une partie du monde cet enfer n'est pas un archaïsme. Lilo Baur montre l'évidente modernité du texte, qui concerne peut-être aussi bien la situation des femmes au Moyen-Orient que le carcan mental des femmes occidentales.

Car La Maison de Bernarda Alba est une pièce sur l’aliénation. J’en tiens pour preuve les tentatives de la grand-mère, Maria-Josefa, de s’évader du cachot où sa fille la tient enfermée. « Je veux m’en aller d’ici Bernarda ! Pour me marier au bord de la mer, au bord de la mer ! ». Cette réplique me fait penser à une nouvelle de Le Clezio où le narrateur s’enfonce dans les vagues, dans un geste sans retour. Pourtant elle se laisse reconduire sans broncher par Martirio, une de ses petites-filles. Elle a peur des chiens qui aboient dehors, ces bêtes que l’on nourrit chacun de nos terreurs et de nos fantasmes, qui nous empêchent d’aller au-dehors, vivre vraiment.

Le point commun de toutes ses filles, autant dans Mustang que dans Bernarda Alba, c’est leur désir d’homme. L’émancipation ne va pas avec une haine de la gent masculine, un désir d’indépendance, mais bien un désir immense, inarrêtable pour l’autre sexe. Sans hommes, les filles de Bernarda se dessèchent. Seule l’aînée, Angustias, pourra se marier à la mort de son père, ayant hérité d’une dot conséquente. Ses sœurs conspuent ce mariage d’argent. « A vingt ans déjà, elle avait l’air d’une perche en jupons ; alors, maintenant qu’elle en a quarante ! ». D’autant qu’elle va épouser Pépé le Romano, le beau gosse du village. Toutes, elles sont mortes de jalousie. Martirio la vipère qui vole le portrait du fiancé de sa sœur. Magdalena la douce qui s’est résignée. Adela, la plus jeune, à qui la nouvelle du mariage apporte un coup. Ce sera la seule à tenter le destin, l’inéluctable. Cette cadette qui ne se résout pas à se voir enfermée (la joie de cette scène où elle étrenne sa robe verte – malgré les consignes du deuil – pour aller jouer dans la basse-cour avec les poules). Elle exulte de vie, et ira attendre Pépé à sa fenêtre, en chemise de nuit. Elle franchira la loi que personne ne doit briser, au risque de se voir mener aux oliviers avec une couronne d’épines (le sort des femmes qui couchent avec des hommes mariés). C’est la plus belle scène de la pièce, cette étreinte silencieuse et chorégraphiée qui s’achève sous une pluie délivrante – on pense à Pina Bausch.

La pièce pose la question de la domination, me semble-t-il, là où ces filles d’une famille bourgeoise sont enfermées et regardent accrochées à leur fenêtres les moissonneurs passer, en chantant. Lilo Baur a décidé d’incarner ces personnages qui ne sont qu’évoqués dans la pièce – Pépé, les journaliers ; peut-être pour mieux figurer ce désir de l’être absent. Faisant ainsi, elle va « contre » le texte de Lorca, qui les laisse à l'état de puissance imaginative, et fait rentrer un peu d'air dans ce huis clos étouffant. La traduction de Fabrice Melquiot apporte elle aussi un vent de modernité dans l'interprétation.

Dans cette pièce, comme dirait Bourdieu, les dominants me semblent dominés par leur domination : les filles regardent avec envie les travailleurs passer, accompagnés par une gitane, sensuelle dans sa robe rouge, et qui semble plus libre (même prostituée) que cette condition féminine enfermée. Au-dehors, la vie coule vraiment, a l’air de dire Lorca, dans une vision empreinte d’un certain populisme   . C’est le pari fou d’Adela, d’aller retrouver Pépé dans les roseaux, d’oser faire ce que ses sœurs n’ont pas su, pu tenter. Cela finira mal : Adela, destin tragique de l’émancipation féminine.

Entre-temps, il y a ce désir immense qui se déploie, qui la rend forte, puissante, lui fait tenir tête à sa mère. A la servante : « Allume quatre mille feux de Bengale sur la clôture de la maison. Personne n’arrêtera ce qui doit arriver. », écrit Lorca, pour signifier cette loi inexorable du désir.

C’est aussi ce désir qui mue les filles de Mustang. Enfermées dans une maison qui ressemble à une caserne, violées par leur oncle, obligées de porter des robes longues « couleur de merde », elles trouvent un certain réconfort dans leur présence mutuelle. Leurs corps s’étendent et se mêlent au plus chaud de l’été, et leur rire – un rire de résistance – fait entrer un peu de vie dans ce quotidien asphyxié. Leur oncle ne leur permet jamais rien. Comme Bernarda, c’est un monstre froid et autoritaire. C’est d’ailleurs parce que cette domination ne sait pas aménager des espaces de liberté qu’elle devient intenable (une des filles copule avec un inconnu dans la voiture sur un parking pendant que l’oncle fait un saut à la banque). Tout comme dans La Maison de Bernarda Alba, c’est le manque de compromission de la mère (qui refuse de marier ses filles à des hommes qui ne les valent pas) qui provoque le drame. Ce sont deux œuvres sur le pouvoir, et même, plus que sur le pouvoir, sur la tyrannie   , là où les parents essayent de régenter le désir de leurs filles.

La question de la domination masculine, c’est la question de la domestication de ce désir. La virginité acquiert alors une importance primordiale – dans Mustang, film turc, les parents demandent à voir le drap le lendemain des noces pour s’assurer qu’il est tâché de sang, comme l'exige la coutume. La fille, qui n’a pas saigné, est conduite à l’hôpital et dira au médecin qu'elle a couché « avec la Terre entière », alors qu'elle est encore vierge. Pour qu'on lui laisse la paix. Comme dans ces films où les innocents finissent par avouer des crimes qu'ils n'ont pas commis, abdiquant sous la torture – ici la torture du quotidien, qui rend les parents méfiants de leurs jeux innocents (jouer dans la mer toutes habillées avec des garçons leur vaudra un scandale dans le village et un test de virginité).

Se résigner (à ne pas se marier chez Lorca, à se marier avec un homme qu’on n’aime pas dans le film de Deniz Gamze Ergüven), accepter la loi des hommes et des familles, rester à la maison, enfermées. Comme l’a montré Bourdieu dans La domination masculine, la division sexuelle est avant tout une répartition de l’espace entre l’intérieur dédié aux femmes et l’extérieur ouvert aux hommes. Dans Mustang, la conquête passe par cet extérieur : les filles s’enfuient pour aller regarder un match au stade (comme Adela va dehors rejoindre Pépé le Romano). La mère qui les voit à la télé se rend complice de cette escapade (mais n’est-ce pas avant tout pour préserver l’honneur), et défonce à coup de pierres le disjoncteur – scène qui provoque d’ailleurs le rire. Tantôt capo, tantôt complice : voilà bien les deux faces de la domination. Cette mère qui, tel un chef d’atelier, bat ses filles pour leurs incartades et les défend devant leur oncle, comme un contremaître prend la défense des ouvriers devant le patron mais les réprimande en interne.

La force du film, c’est d’être attentif à la complexité du réel. Tout n’est pas noir au pays de la domination : certaines y trouvent leur compte, arrivent à allier amour et mariage obligé, comme la seconde des filles dans Mustang. Belle, cette scène du film où la mariée danse, pleinement épanouie, avec l’amour de sa vie. En contrepoint sa sœur, l’autre épousée de la soirée, qui noie son chagrin dans l’alcool, à qui la benjamine susurre l’idée de s’enfuir. Car la petite dernière sera, comme dans Bernarda Alba, la seule à résister à l’ordre établi, à s’enfuir. Elle apprend à conduire avec la complicité d’un homme – preuve que la gent masculine peut s’avérer être un allié de taille dans la conquête des libertés. Et va retrouver sa professeure à Istanbul : l’éducation, clef de l’émancipation ? Qu’est-ce qui fait que, quand on est l’aînée, on a à endosser un héritage dont les petits derniers sont plus souvent soulagés ? La place dans la fratrie ? Les enfants de la maturité sont-ils libérés des anxiétés de la reproduction d’une position sociale, de la sauvegarde d’un honneur ? Ils sont plus libres de réinventer le monde

 

La Maison de Bernarda Alba, de Federico Garcia Lorca.
Jusqu'au 25 Juillet à la Comédie française.

Mustang, film de Deniz Gamze Ergüven.
En salle au cinéma.