Publié enfin en français, un portrait d'une des grandes figures de l'histoire de l'art du XXe siècle due à la plume d'un de ses plus grands représentants.
*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre.
Comme le rappelait récemment Ritchie Robertson dans le Times Literary Supplement , l'émigration forcée des universitaires et scientifiques allemands après la venue au pouvoir d'Hitler a été comme une espèce de cadeau extraordinaire que ce dernier aurait, bien involontairement, fait à la Grande-Bretagne. Ceci est particulièrement vrai en histoire de l'art, et l'une des manifestations les plus frappantes de l'enrichissement culturel qui en a résulté pour Londres en est le transfert dans la capitale anglaise, en 1933, du Warburg Institute de Hambourg. Établi en 1921 à partir de la Warburg-Bibliothek für Kulturwissenschaft formée par Aby Warburg, et rattaché d'abord à l'université de Hambourg, il fait depuis 1944 partie de l'université de Londres . De Cassirer à Panofsky et de Fritz Saxl à Anthony Grafton, certains des historiens d'art et des spécialistes de la Renaissance les plus éminents du vingtième siècle ont été associés à cette institution à un moment ou à un autre. La parution en version française de la « biographie intellectuelle » consacrée à son fondateur par Ernst Gombrich, qui lui-même dirigea l'institut de 1959 à 1976, est une occasion bienvenue de revenir sur l'histoire d'une personnalité que sa biographe française définissait tout récemment comme « méconnue » .
Né à Hambourg en 1866, Abraham Moritz Warburg était l'aîné des cinq fils de Moritz Warburg, héritier de la prospère entreprise bancaire dont les origines remontent à 1798, et sa femme Charlotte Oppenheim. Deux de ses frères, Paul et Felix, émigreront aux États-Unis avant la Première Guerre mondiale et y feront fortune. Mais faire fortune n'est pas ce qui préoccupe le jeune Aby : à 13 ans, il vend symboliquement son droit d'aînesse à Max, son cadet d'un an, en échange de la promesse de se faire payer tous les livres qu'il souhaiterait. De petite taille, de santé fragile, Aby, qui se définira comme « juif de sang, hambourgeois de cœur et florentin dans l'âme », s'émancipe assez tôt de l'orthodoxie religieuse familiale. Étudiant à l'université de Bonn, il découvre l'histoire culturelle, dans la tradition de Jacob Burckhardt, avec son professeur Karl Lamprecht, qui n'a que dix ans de plus que lui, mais il est marqué tout autant par l'enseignement du philosophe Hermann Usener. Et surtout, il découvre l'Italie, guidé par l’historien d'art August Schmarsow. À l'université de Strasbourg, il entame une thèse sur Botticelli, qu'il soutient en 1892. Ce qui le préoccupe dès ce stade, c'est de mettre en lumière comment les artistes de la Renaissance italienne se sont approprié les modèles antiques. Pour ce faire, il convoque, non seulement les traités sur la peinture, mais aussi la littérature et la musique de l'époque. À 26 ans, Warburg a ainsi commencé à édifier une conception véritablement anthropologique de l'œuvre d'art, où la psychologie et l’histoire occupent le premier rang. Il s'oppose aussi bien aux « attributionnistes » comme Berenson (trop proches de surcroît des marchands) qu'aux formalistes, dont le principal représentant à l’époque est Heinrich Wölfflin, sans parler des esthètes naïfs férus de Ruskin et des préraphaélites.
En 1895-1896, un détour de huit mois par l'Amérique du Nord, à l'occasion du mariage de son frère Felix, amène Warburg à s'intéresser à la civilisation des Indiens de l'Arizona et du Nouveau Mexique. Il ne présentera publiquement les résultats de ce voyage que bien des années plus tard, en 1923. Mais il y découvre un autre élément important de ses recherches à avenir : l'importance des phénomènes magiques et occultes dans la symbolique artistique. Contre la tendance à voir dans la Renaissance un phénomène essentiellement rationnel, sinon rationaliste, il va donc s'efforcer de repérer tout ce qui, au contraire, révèle la persistance sous-jacente de l'irrationnel dans l'art et la pensée d'une époque.
En 1897, Warburg épouse, au grand émoi des siens, car elle est d'une famille convertie au luthérianisme, Mary Hertz, fille d'un de ses condisciples de Bonn. Les époux s'installent à Florence, où ils passent les sept années suivantes, et où Warburg exploite les bibliothèques et archives locales. Il en retire une connaissance encyclopédique de la peinture florentine et de ses liens avec le monde des marchands et les autorités politiques et religieuses. Et c'est sous son impulsion et grâce à sa générosité financière qu'est créé, en 1897, le Kunsthistorisches Institut in Florenz, préfiguration du Warburg Institute. Outre Ghirlandaio, un de ses peintres de prédilection, il revient à Botticelli, mais s'intéresse aussi à Léonard et à Dürer. Il sera aussi l'un des premiers, contre ceux qui voient dans la Renaissance un phénomène intrinsèquement italien, à insister sur l'importance des liens entre Florence et les peintres flamands de la cour de Bourgogne. Initialement méfiant vis-à-vis de Nietzsche, il finit par voir dans la distinction nietzschéenne entre l'apollinien et le dionysiaque un antidote salutaire à une conception simpliste, classicisante de l'Antiquité héritée de Winckelmann. On la retrouve d’ailleurs dans ses études de la Nymphe, terme qu’il associe aux figures féminines en mouvement et drapées à l’antique qui font irruption dans des scènes comme la Nativité de saint Jean-Baptiste de Ghirlandaio à Santa Maria Novella.
Réinstallé définitivement à Hambourg en 1904, Warburg se voue à la création et au développement de sa bibliothèque, dont le principe de la pérennité est acquis avec l’appui de ses frères. Tout en recevant de la ville le titre de professeur, il se tient à l'écart de l'université. Cela ne l'empêche pas de participer à de nombreux congrès et de présenter des communications savantes. Son intérêt accru pour le rôle de la magie et de l'astrologie dans l'imaginaire de la Renaissance (y compris chez Luther et Melanchthon) l'amène à entrer en contact avec Fritz Saxl, spécialiste de l'astrologie médiévale, qui deviendra son principal disciple (ainsi que le premier directeur de l'institut). Il met ses intuitions à l'épreuve en étudiant les fresques du palais Schifanoia à Ferrare.
La Première Guerre mondiale, qui coupe Warburg pendant quatre ans de ses sources italiennes, l'amène à recentrer ses travaux sur l'art allemand. L'heure est au patriotisme, et les Warburg, qui sont loin de se douter de ce qui se passera dans leur pays deux décennies plus tard, sont patriotes. Ils n'en seront pas moins accusés, après le conflit, d'avoir « vendu » l'Allemagne aux vainqueurs. Pour Warburg lui-même, la défaite coïncide avec un effondrement psychologique qui l’amène au bord de la folie et le conduit, pendant cinq ans, de clinique en clinique. En 1924, bien qu'affaibli, il reprend ses activités, et notamment la gestion de sa bibliothèque, que ses frères, en 1921, conformément aux vœux de Warburg, ont transformée juridiquement en un véritable institut de recherche, publiquement accessible, et qui commence à attirer les plus grands spécialistes, surtout lorsqu’à partir de 1926 il est logé dans un bâtiment construit spécialement dans la Heiligstrasse, sur le terrain jouxtant la maison où Warburg résidait depuis 1909. Recrutée comme assistante par Saxl en 1921, Gertrud Bing, étudiante en philosophie de Cassirer, devient une sorte de bras droit de Warburg : elle sera, de 1954 à 1959, la troisième directrice de l'institut. C'est elle qui aide Warburg, après sa guérison, à reprendre et à remettre en ordre ses travaux. C'est elle aussi qui l'accompagne, en 1928-1929, dans son tout dernier voyage en Italie. En juillet 1929, Warburg donne sa toute dernière conférence à l’université de Hambourg. Il meurt d’une crise cardiaque le 30 octobre, laissant inachevé son grand œuvre, qui devait s'intituler Mnemosyne.
Comme l’indique son sous-titre, la biographie de Gombrich est une biographie « intellectuelle ». Elle fait donc une place minime aux aspects anecdotiques. Même la « descente aux enfers » de 1918-1923 y est évoquée de la manière la plus sobre. Et ceux qui souhaiteront en savoir plus sur cette grande famille allemande qu’étaient les Warburg, et sur les rapports, parfois difficiles mais toujours très proches, entre Warburg et les siens sont invités à consulter la biographie, excellente en tous points, de Marie-Anne Lescourret citée ci-dessus. Gombrich s’attache, en revanche, à reconstituer l’itinéraire d’une pensée philosophique et critique, avec laquelle il lui arrive d’ailleurs de prendre ses distances, comme pour certains aspects de la théorie de la mémoire sociale (ou culturelle) que Warburg a tenté de formuler, après son retour à la vie, pour rendre compte de la récurrence de formes ou symboles par-delà les siècles. Mais il souligne le rôle de découvreur et de pionnier de Warburg, grâce en partie à sa double qualité de collectionneur et de scientifique, qui lui a permis, par exemple, de mettre en évidence l’importance pour l’historien d’art des livres de fête de la Renaissance. Le principal reproche qu’il lui adresse, au dernier chapitre du livre, est, peut-être en raison de son peu de sympathie pour la religion, d’avoir méconnu le Moyen Âge, comme si les siècles séparant la fin de l’Antiquité du début de la Renaissance n’avaient été qu’une longue parenthèse, alors même que certains des concepts qui lui étaient chers (comme ces « formes de pathétique » auquel son nom reste attaché) étaient aisément repérables dans l’art médiéval. Tout en défendant Warburg d’un autre reproche, celui de s’être intéressée exclusivement à l’art du point de vue de l’histoire des idées, au détriment des aspects formels, Gombrich le loue d’avoir vu dans la Kulturwissenschaft une forme de la lutte des Lumières contre l’obscurantisme.
Gombrich a fait suivre sa biographie de l’histoire de la bibliothèque Warburg rédigée par Saxl en 1943, et reposant principalement sur ses propres souvenirs. Il y rappelle notamment les circonstances du transfert en Angleterre en 1933. Le livre s’accompagne d’une bibliographie des articles publiés de Warburg ainsi que de ses travaux inédits, et des travaux parus à son sujet. En annexe figure enfin, comme le souhaitait Gombrich, le texte original de toutes les citations de Warburg données dans le livre.
Généreusement illustré, traduit avec soin et excellemment présenté par Lucien d’Azay (dont on n’a pas oublié la fascinante enquête biographique sur Sunsiaré de Larcône, parue en 2005), ce classique fait donc une entrée remarquable, toute tardive qu’elle soit, dans les lettres françaises