On peut lire Mme Bovary au premier degré, en prenant cette dernière pour une chercheuse d'absolu mal mariée, victime de la médiocrité du petit univers provincial qui fait, à son grand désespoir, toute sa société. On peut la plaindre. On peut aussi – et Flaubert a particulièrement ménagé cette deuxième possibilité par la création d'un style qui entretient l'équivoque de manière très subtile – railler l'absence d'audace d'une pauvre écervelée qui prétend au ciel sans discerner qu'il n'est qu'une illusion d'optique.

De la même manière, on peut regarder Fort Buchanan de Benjamin Crotty au premier degré et plaindre Roger, que son mari Franck, militaire à Djibouti, abandonne progressivement à une compagnie tout aussi esseulée et frustrée, malgré tous les efforts, répétés, laborieux, et souvent enthousiastes (mini short, nouvelle coupe) qu'il déploie pour ranimer son désir en berne. On voudrait, comme pour Mme Bovary, regarder le film au second degré et ironiser sur les motivations légitimes mais triviales et affreusement communes de tous les personnages. Mais on a beau essayer, on n'y parvient pas. C'est là le tour de force du réalisateur, qui enchevêtre à merveille, à plusieurs reprises, et ce, dans une même scène, le vrai pathétique (le vrai, absolument pas ridicule) et un burlesque franchement inégalé. Quand Roger, après avoir vainement tenté de récupérer Franck qui « voudrait bien » mais qui « n'y arrive pas », explique à sa fille, une serviette coquettement nouée sur la tête, le lieu commun que tous les conjoints de militaires ont un jour prononcé pour justifier un fiasco sexuel : « Tu sais les symptômes de Franck ressemblent au stress post-traumatique », on aimerait railler, mais on n'y arrive pas. Peut-être est-ce parce que Roger – joué par Andy Gillet, le Céladon des Amours d'Astrée et de Céladon de Rohmer – rayonne d'une beauté astrale et mélancolique, peut-être est-ce parce qu'on n'arrive pas à qualifier ce mélange vraiment virtuose de beau ténébreux à la fois abattu et aguicheur, au regard lascif et tendre ? Aux côtés de Roger, sa fille adoptive, Roxy, qui, au gré de ses humeurs post-pubères, le bastonne ou le cajole, et tout ça, en ne se départant pas d'une candeur et d'un naturel déstabilisants. Mais qui se cache derrière cette Roxy, qui devient la cible sexuelle de tous les amis de Roger en manque d'affection et de chair fraîche ? Iliana Zabeth, jeune prêtresse rousse qui provoque les effets apocalyptiques des vestales buissonnières qui n'ont jamais existé mais qu'on a tous fantasmées.

 

 

Je ne crois pas qu'en choisissant ses acteurs, le réalisateur Benjamin Crotty ait eu d'emblée l'intuition qu'ils s'accorderaient si bien ensemble ; pourtant, ce que l'alchimiste cherche sans relâche, ce que le romancier gâche par une absence de vue d'ensemble, ce que la destinée n'offre pas toujours aux directeurs de casting, il l'a fait. Il a créé une Coalition du Désir, guerrière, envoûtante, habitée par la même singulière impression d'être en vie, et par le devoir de l'honorer, quoi qu'il en coûte. La vision de cette petite assemblée de conjoints de militaires se trémoussant et se palpant les uns les autres sans vergogne, tantôt dans les pâturages, tantôt sur le toit d'un hôtel à Djibouti est extrêmement réjouissante. Aucun film ne m'a auparavant paru réunir un groupe d'acteurs aussi évident, aussi harmonieux dans son ensemble, incontestable dans son unité. C'est aussi un film sur l'amitié, ses consolations, ses complaisances, ses aberrations (on songe parfois que tous ces gens n'ont rien à voir les uns avec les autres). Au sein de la petite troupe, chacun vit l'absence de son conjoint comme il peut (dans l'ensemble, ils vont, avouons-le, tous à des « goûters pour adulte »), chacun a son opinion sur la désertion de Franck et le désespoir amoureux de Roger, chacun vit sa solitude comme le René de Chateaubriand : avec consternation, mais en romantique sublime et invaincu. Voilà pour les acteurs. Quant au décor, nous le décrirons tropical et élégiaque (oui, c'est possible). Ou est-ce l'effervescence de tous ces désirs lâchés qui m'évoquent le tropical ? Sans doute... En y songeant, je ne puis m'empêcher de penser à Baudelaire, à son cygne, et à Andromaque   : quand Roger, de retour de Djibouti, cherche, l'œil hagard, « les cocotiers absents de la superbe Afrique », on sait qu'il entre au panthéon de ceux, « comme les exilés, ridicule[s] et sublime[s] », « qui ont perdu ce qui ne se retrouve jamais, jamais ! »...

Dans Fort Buchanan, tout est identifiable et pourtant lointain, insaisissable, comme dans une fable. On pourrait parler de parabole sexuelle aux accents panthéistes, car le sérieux avec lequel les personnages reçoivent la vie et ses vacheries, sans se départir d'une certaine insolence, produit un horizon moraliste indéniable, énoncé par le prêtre comme un épilogue le jour de l'enterrement de Trévor, militaire au chômage et inventeur du suicide le plus panthéiste qui soit (il se jette du haut d'un arbre) : « On est tous là pour un temps et ce temps se termine toujours. En attendant, l'amour est la meilleure chose ici-bas, et je dirais qu'il y a en pas mal par ici. Alors, bonne fin d'après-midi à tous. »

Regarder Fort Buchanan, c'est assister à une aurore boréale : on est stupéfié par la beauté et la singularité du phénomène dès les dix premières minutes, et c'est hypnotique. On voudrait que ça dure encore, on se pose des questions sur le pourquoi du comment, on trouve ça lumineux, vertigineux, tendre et horriblement cruel. Ce film me donne la fièvre. La bande originale n'y est pas pour rien. C'est un hymne au désir, aux hélicoptères, aux aléas de la vie, et à l'amour. Le regarder, c'est accepter de rester hanté pendant longtemps encore par des personnages atemporels, mystérieux et un peu satyres sur les bords, qui apparaîtraient quand tout semblerait perdu : des chevaliers du désir, en somme. Ce qui est sûr, c'est qu'ils sauveront votre journée.

 

Fort Buchanan

France, 2014

Réalisation et scénario : Benjamin Crotty

Image : Michaël Capron

Montage : Ael Dallier Vega, Penda Houzangbe

Interprétation : Andy Gillet, Iliana Zabeth, David Biot, Mati Diop, Judith Lou Lévy

Production : Judith Lou Lévy

Distribution : Norte

Durée : 1h05 

 

* À lire également sur Nonfiction.fr :

- L'interview de Benjamin Crotty, par Fanny Arama et Nicolas Leron