Benjamin Crotty, américain vivant à Paris, sort son premier long métrage Fort Buchanan projeté au cinéma Luminor Hôtel de Ville (rue du Temple, Paris 4e). Remarqué par la critique, Fort Buchanan surprend et fascine par l'étrangeté qui s'y dégage. Fanny Arama et Nicolas Leron ont rencontré Benjamin Crotty lundi 15 juin 2015 à Paris, au café Mansart.

 

 

Qu'avez-voulu faire en termes de procédé avec tout votre travail sur les bases de données de dialogues de séries TV américaines ? Quelles étaient vos intentions derrière ce procédé ?

Je ne savais pas quel serait le résultat. C'était de l'ordre de l'expérience.

Comment avez-vous fait techniquement pour constituer cette base de données ?

Il y a pour les séries TV un système de sous-titrage pour les malentendants. On peut ainsi télécharger assez facilement les dialogues en format texte. J'ai ensuite procédé à des recherches par mot-clef dans cette base de données pour constituer les dialogues de mon film.

Avez-vous utilisé des logiciels spécifiques d'analyse de discours pour dégager au sein de cette base de données, par exemple, les mots les plus récurrents ?

Non, mon procédé était moins avancé que cela. La recherche par mot-clef fut manuelle.

Vous aviez donc déjà un scénario ?

Oui, j'avais déjà une idée de scénario assez précise. De même pour les personnages. Je savais par exemple que le personnage de Roger ne dirait jamais telle réplique que je pouvais trouver dans ma base de données. Il s'agit vraiment d'un mélange de truc un peu conceptuel, comme une machine informatique, et des choses assez classiques, comme un scénario de cinéma.

Qu'espériez-vous de ce procédé ? La création d'un effet particulier, d'une certaine émotivité ?

Lorsque je regarde des séries TV américaines, je suis souvent assez choqué ou surpris de la manière dont les phrases sont construites. On arrive à une certaine norme linguistique omniprésente dans les séries américaines. Je voulais mettre ce type de langage dans un cadre de film d'auteur afin de révéler la particularité, autrement perdue, de ces phrases. Dans les séries TV américaines, ces phrases passent sans laisser d'impression, de traces. Mon procédé restitue leur étrangeté innée.

Cet effet d'étrangeté, avec une dimension parodique, ridicule, des dialogues, on le ressent fortement au début du film. Mais passées les cinq ou dix premières minutes, rapidement, l'effet parodique s'estompe pour laisser place à quelque chose de l'ordre du « bruit du monde ». Comme si de ces dialogues, très clichés mais très communs, projetés dans cette étrangeté, se révélait un arrière-fond sonore présent au quotidien, mais qu'on n'entend pas. De cela, on ne ressent pas nécessairement de la mélancolie. En fait, l'émotion produite est assez indéfinissable... Peut-être une forme de lyrisme primitif, presque une forme de contemplation offerte au spectateur. La nature est très présente dans le film. Cela peut faire penser aux films de Terrence Malick, Tree of Life notamment, avec ce type de regard sur monde, presque cosmique. C'est comme si au fond il n'y avait pas de personnage, ni d'histoire, ni de drame, mais des universaux. Les entités classiques d'un film ne sont pas vraiment délimitées, y compris la distinction entre acteurs, personnages, et même réalisateur (le nom du réalisateur et le réalisateur lui-même apparaissent dans du film). Comment voyez-vous votre film ?

Je ne sais pas, je l'ai vu tellement de fois... (rire)

En le voyant plusieurs fois, on découvre d'ailleurs une foule de petits détails...

Comme je viens des beaux-arts, je pense que j'ai un certain besoin de passer par une étape d'écriture importante. J'ai un intérêt pour un processus conceptuel complexe. Mais je finis par l'oublier une fois que je suis dans les opérations concrètes du tournage et du montage.

Pour moi, il y a quelque chose de mélancolique dans ce film. Les personnages se parlent beaucoup, mais sans se comprendre. Le langage est très présent mais pas très effectif. Sur le coté contemplatif, c'est assez drôle car je trouve les personnages assez peu contemplatifs. Ils sont un peu comme des animaux : ils acceptent les choses qui arrivent. Par exemple avec le suicide de Trévor ou lorsque le mari de Roger se détourne de lui, Roger cherche juste à changer de look, sans s'interroger plus.

Contemplatif pour la position du spectateur qui regarde des personnages qui suivent des chemins en groupe, mais sans emprise sur leur destinée, avec un sentiment d'acceptation de l'ordre des choses, sans rébellion, mais sans résignation non plus. Il se dégage une sorte d'absence des personnages, un peu comme dans les films de Monte Hellman, notamment Two-Lane Blacktop. De plus, le personnage principal, Roger, a une diction particulière, un peu désuète, avec des expressions passées de mode, avec un certain rapport à la tonalité, qui monte en fin de phrase et laisse le spectateur dans l'expectative.

Le personnage de Roger pourrait assez facilement tomber dans le ridicule. Je voulais qu'il reste un personnage assez empathique. Je ne voulais pas qu'il aille trop loin dans le comique.

D'où vient cette idée de dix-huit ans de mariage ? (Le personnage de Roger, alors que l'acteur qui le joue est très jeune, est marié à un soldat, lui aussi très jeune, depuis 18 ans.)

Les grandes chaînes américaines doivent sans doute faire des études marketing pour déterminer les caractéristiques des personnages des séries TV en fonction du public cible. J'aime bien l'âge un peu fou des acteurs comparé à leur rôle. Par exemple, une jeune actrice de 20 ans qui joue la responsable d'une station spatiale, ou ce genre de chose. Souvent les spectateurs croient que Roger est le frère de Roxy (les acteurs ont presque le même âge), alors qu'ils sont père et fille. Ça marginalise Roger comme quelqu'un qui a sa vie déjà cristallisée, qui n'est plus vraiment désirable, qui sera bientôt grand-père. De même pour Trévor, incarné par Luc Chessel au physique presque adolescent, qui est censé être un vétéran brisé par les guerres.

Mais du coup, justement, ça fait d'eux des personnages abstraits, qui n'incarnent pas leur âge physique.

Pour moi, ça joue aussi sur la normativité, des personnages qui ne correspondent pas aux normes. Ce n'est pas forcément drôle, c'est juste autre.

Et la suite ?

J'ai écrit un autre film pour être tourné aux Etats-Unis, avec un ami. On a trouvé un producteur. On verra. Je ne peux pas trop en parler. Et là, j'aimerais trouver un autre projet en France. Je fais aussi un documentaire cet été pour France 4.

 

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- La critique de Fort Buchanan, par Fanny Arama.