Ces deux ouvrages apportent des éclairages novateurs sur une question qui demeure essentielle : qu’est-ce qui fait l’identité juive au-delà de la religion ?
Le livre sur les Identités juives en Europe centrale regroupe pour l’essentiel les textes correspondant aux interventions d’un colloque tenu en 2006 sous le titre « Individu, communauté, nation » et qui, manifestement, visait à aborder ces notions très générales à travers le cas des Juifs, considérés tour à tour comme adeptes d’une religion, « groupe se définissant sur un critère national » , ou plus largement, personnes reconnues par d’autres comme étant juives. Les trois universitaires qui dirigent l’ouvrage se gardent bien de restreindre la définition de ce que signifie « être juif » : ils se contentent plus prudemment de constater que la situation des Juifs est « révélatrice des enjeux identitaires et politiques auxquels ces minorités doivent faire face » .
Les quatorze contributions sont réparties dans cinq parties, « De la fin du XVIIIème siècle à 1848 : émergence de consciences politiques », « Vienne, contacts et conflits », « Écriture et identité », « Jüdischer Selbsthass – Refus ou reflet de l’identité » et enfin « L’ouverture au Monde ». Pour compléter cette approche intellectuelle et littéraire, on gagnera à consulter en même temps la publication accompagnant l’exposition du musée juif de Hohenhems (province du Vorarlbeg en Autriche) sur les Juifs vus comme les « premiers Européens ».
Dans l’introduction du livre sur les identités juives, les auteurs se réfèrent d’abord à cette remarque très juste formulée par Delphine Bechtel, « La mobilité sociale et géographique des individus arrache ceux-ci à leur milieu naturel et les force à entretenir à leur identité, et à celle de leur groupe, un rapport désormais réflexif, objet de constantes redéfinitions. » Ceci vaut bien sûr avant tout pour les intellectuels juifs et, au-delà des habituels Stefan Zweig, Karl Kraus ou des époux Canetti, la plupart des lecteurs découvriront des portraits méconnus comme celui du rabbin Moritz Goldmann, évoluant entre la Bohême et la Croatie au milieu du XIXème siècle (présenté par D. Baric). On découvre également l’étonnante Klara Blum, aussi appelée Zhu Bailan (1904-1971), qui vécut dans quatre cultures distinctes : la « culture juive », la culture viennoise, mais aussi les cultures soviétique et chinoise, car elle fut à la fois sioniste, socialiste et féministe .
La complexité de l’objet s’étend cependant bien au-delà du cercle restreint des intellectuels juifs, puisque le livre accompagnant l’exposition entend offrir « une image diversifiée d’une société transnationale » et les objets présentés dans la deuxième partie, après huit essais sur l’identité juive, complètent bien l’approche des universitaires français, essentiellement centrée sur quelques personnages importants. A côté des habituels objets de culte ou de vaisselle, trop souvent présents au cœur des collections dans les musées juifs, on trouve ainsi des photos de travailleurs, des décorations de soldats juifs de la Première Guerre mondiale ou encore de passionnantes reproductions de journaux ou d’affiches d’époque.
Dans le livre en allemand, les auteurs citent Martina Steer qui rappelle que ces mobilités des populations juives étaient en partie contraintes et que l’appartenance au judaïsme définissait des « structures transnationales » prédisposant les Juifs à devenir européens . Par rapport à l’identité juive, trois thèmes forts ressortent à la lecture de ces deux livres : les Juifs sont tour à tour considérés comme des sujets exemplaires de l’Empire austro-hongrois, comme des « premiers européens », ou comme les vecteurs de la modernité en Europe.
Des sujets exemplaires de l’Empire austro-hongrois
Pour le rabbin viennois Joseph Bloch (1850–1923), qui fait l’objet d’un chapitre écrit par Oshrat Silberbusch et sous-titré « Autrichien par loyauté, juif par passion », les Juifs étaient les seuls Autrichiens inconditionnels et, en même temps, il se prononçait « avec véhémence contre l’assimilation et pour l’affirmation d’une identité juive, à une époque où l’assimilation était la règle pour les juifs viennois jouissant d’un certain statut social » . Pour lui, les Juifs représentaient un peuple unique, une tribu particulière (Stamm est curieusement traduit par « race » dans ce chapitre), mais Bloch ne rejoignait par Herzl dans le projet sioniste, estimant que ce dernier avait tendance à abandonner les Juifs de la diaspora qui n’étaient pas prêts à partir. Les Juifs avaient pour lui un avenir en Autriche, « à l’écart des deux partis nationaux », allemands et tchèques, pour le cas des Juifs de Bohême. Silberbusch évoque cet article de Bloch datant de 1885 : « Nous ne sommes les "frères" ni des Allemands ni des Tchèques et n’avons pas besoin de rechercher un tel honneur. Nous ne sommes ni des Germains ni des Slaves mais des Juifs autrichiens ou des Autrichiens juifs ! » . L’Autriche est à cette époque l’image type d’un « Vielvölkerstaat », un Etat de plusieurs peuples, et Bloch va jusqu’à écrire : « Si l’on pouvait construire une nationalité spécifiquement autrichienne, les juifs en constitueraient le fondement » .
En 1916, à la mort de l’Empereur François-Joseph, et plus encore à la fin de la Première Guerre mondiale, bien des Juifs qui suivaient Bloch ne verront plus leur avenir qu’en Palestine ou aux États-Unis. Au contraire, dans le chapitre rédigé par Gaëlle Vassogne, on suit le parcours de deux écrivains pragois, Max Brod et Egon Erwin Kisch. Ce dernier choisit en 1919 de participer à la création du parti communiste autrichien. Entre Prague, Vienne et Budapest, les intellectuels juifs entretenaient des relations étroites et le maire antisémite de Vienne, Karl Lueger, présidant aux destinées de la capitale de 1897 à 1910 (influençant le jeune Hitler à partir de 1907), ne se privait pas d’utiliser le terme « Judapest » pour évoquer la capitale hongroise .
Pour un auteur comme Theodor Lessing (1872-1933), qui a publié en 1930 La haine de soi ou le refus d'être juif et dont les écrits sont analysés dans un chapitre rédigé par Bernard Banoun, ce type de parcours, comme celui de Kisch, illustre ce « jüdischer Selbsthaß ». Lessing écrit :
« On a coutume de se féliciter partout de ce que le juif a gagné en entrant dans la culture européenne et de ce que l’Europe a gagné par les juifs. Mais on ne voit pas, ou alors on le dit tout bas, à quel prix les juifs sont devenus citoyens de l’Europe : en trahissant les visions de leur espérance. En sacrifiant leurs rêves atemporels. Aujourd’hui le peuple n’est plus guidé par les sages pieux, mais par des avocats et des banquiers […]. Honte à tous les fils qui préfèrent, pour le monde luxueux des villes occidentales, se ‘consacrer à la littérature’ ou ‘s’engager dans la carrière universitaire’ au lieu de porter les pierres sur la route qui conduit à Yeruschalaïm. » .
Des premiers Européens ou des vecteurs de modernité ?
C’est bien au cœur de l’Europe centrale que les Juifs sont devenus européens. Pour Bloch, les Juifs constituaient avec la monarchie la seule alternative aux nationalismes qui déchiraient certaines provinces, mais ils servaient aussi de repoussoirs. Pour les Tchèques de Bohême, les Juifs représentaient la cinquième colonne allemande, pour les Ukrainiens de Galicie, ils étaient complices des Polonais et pour les Autrichiens « allemands », ils étaient alliés aux Tchèques. De l’avis de Catherine Horel, spécialiste des Juifs de Hongrie, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît :
« Derrière la fascination de l’Occident se trouve également une douleur, celle d’être sans cesse rappelé à son origine centre-européenne, à mi-chemin entre civilisation et barbarie. Sortir du ghetto revient non seulement à quitter le monde juif orthodoxe, mais aussi, en s’appropriant les références de la société civile, à devenir un Européen en phase avec les courants majeurs de l’époque qui sont d’inspiration occidentale. Le complexe pour les Juifs provient donc tout autant d’une judéité plus ou moins reniée ou enfouie, que d’un sentiment d’infériorité partagé par toute la région et qui dissimule parfois l’arrogance de la victime qui se veut supérieure à son bourreau. » .
Mais s’agit-il de devenir européen ou « moderne » ? C’est dans le livre accompagnant l’exposition autrichienne qu’on trouve, sous la plume de Diane Pinto, une distinction qui mérite réflexion. Selon cette historienne, les « premiers européens » sont plutôt à chercher dans les ordres monastiques du Moyen Âge, parmi les humanistes, les philosophes des Lumières, voire au sein de l’aristocratie, avec les mariages transnationaux stratégiques. Les Juifs annonceraient par contre davantage la globalisation : elle les considère plus cosmopolites qu’Européens. Diane Pinto récuse même l’expression « racines judéo-chrétiennes » lorsqu’il s’agit de l’Europe, car les Juifs ont toujours été placés à la marge. Elle cite à l’appui de cette thèse l’écrivain Heinrich Heine pour qui, en dehors du cas limité de la France postrévolutionnaire, le baptême constituait un point de passage obligé pour devenir européen. Après la Première Guerre mondiale, l’Europe s’est définie en opposition à la fois à l’URSS bolchévique et aux Etats-Unis capitalistes et matérialistes. Freud, Schnitzler, Kraus, Schönberg et tant d’autres ont été dans ce contexte avant tout cosmopolites.
Cela vaut même pour Zweig, Européen convaincu, récemment célébré pour ses Appels aux Européens : si l’un des spécialistes de son œuvre, Mark H. Gelber, le présente dans le livre en allemand comme un « ardent défenseur de l’unité européenne », c’est « à considérer dans un cadre plus large marqué par le cosmopolitisme et les valeurs universelles. » L’Europe de Zweig, c’est celle des humanistes de culture française ou allemande, mais c’est aussi la tradition intellectuelle juive (avec les influences de Theodor Herzl et Martin Buber). Dans un autre chapitre sur « Les juifs – les premiers européens », Erik Petry cite une lettre de Zweig à Buber datant de 1917 : « J’aime et j’approuve la diaspora comme signe de la vocation idéaliste et cosmopolite [du judaïsme], s’adressant à tous. Et je ne voulais pas d’autre union en esprit, en un peuple, à partir de mœurs, de coutumes, et autres synthèses dangereuses. »
Tout ceci ne définit pas précisément, de façon normative, ce qui fait l’identité juive, fut-elle diasporique chez Zweig ou essentialiste chez Lessing, et c’est sans doute dans les approches constructivistes que l’on trouvera les démarches les plus pertinentes pour aujourd’hui. A ce titre, l’article de Lisa Silverman « A la recherche de la "différence juive" » montre bien, à partir du cas des époux Canetti, que les gender studies peuvent apporter un certain renouveau aux jewish studies. « Juifs » et « non-Juifs » deviennent alors des constructions et Comment le peuple juif fut inventé dénoncée avec tant de bruit par Shlomo Sand ne s’avère qu’une simple construction
- Yuri Slezkine, Le siècle juif, par Jérôme Segal
- Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Époque, par Jérôme Segal
- Stephan Zweig, Appels aux Européens, par Jérôme Segal