François Jost est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université de Paris III. Il a publié notamment en 2013 Le Culte du Banal, une étude sur un aspect de notre culture contemporaine à revendiquer le banal. Il a accepté de répondre à quelques questions à propos d'un éventuel dessèchement de l’imaginaire actuel.

Nonfiction – Comment définiriez l'imagination ? Est-elle la capacité de se mouvoir mentalement vers d'autres espace-temps ? L'imagination a deux synonymes en allemand : Vorstellungskraft (l'art de façonner les idées) et Fantasie (la fantasie). Quelle est celle à l'œuvre dans le paysage audiovisuel français ?

François Jost – L’imagination est, bien sûr, au sens large, une capacité à former des images, ce que désigne l’allemand Vorstellungskraft. Si cette faculté est nécessaire dans notre vie de tous les jours, curieusement, elle est souvent minorée par les théoriciens de l’image et des médias, qui s’interrogent continuellement sur la force des images, sur ce que nous font les images, sur leur influence, etc. en laissant dans l’ombre ce que les images que nous avons dans la tête font à celles que nous voyons. Dans un livre, Un monde à notre image, j’ai montré combien ce sont les récits que nous avons dans la tête qui conditionnent la construction de l’information. Les spécialistes de la cognition parlent de Memory Organization packets pour désigner ces scénarios que nous imaginons dès que nous sommes dans une situation donnée (par exemple, en arrivant à l’aéroport, où que ce soit, nous savons que nous allons retrouver la même séquence d’action – enregistrement, douane, salle d’embarquement), scénarios qui facilitent nos actions. N’importe quel événement entraîne le même genre de phénomène : dès que nous entendons un mot pour le caractériser (attentat, catastrophe aérienne, etc.), nous imaginons déjà la suite sans être prêts à recevoir les faits pour eux-mêmes. Et les journalistes jouent sur ces représentations pour construire leurs reportages. C’est selon ce processus qui construit la réalité sur le mode du vraisemblable que nous formons et déformons la réalité.

En revanche, l’imagination en tant que pouvoir d’invention, dans ou en dehors de notre espace-temps, est, me semble-t-il, en perte de vitesse dans les fictions télévisuelles d’aujourd’hui. A cet égard, le cas des séries américaines est très intéressant. On ne cesse de se pâmer devant leur « réalisme », comme si l’imitation de la nature était encore le but de l’art. On a l’impression que la Fantasie, au sens fort, fait peur dès qu’elle sort des genres qui lui sont réservés comme la science-fiction. Il faut qu’un film soit « basé sur des faits réels » pour intéresser. Or, si je pense à des séries que j’aime, il me semble qu’elle se moque bien de la faisabilité réelle des actes qu’elles représentent : qui peut croire à l’attaque de train menée par Walter et ses comparses dans Breaking Bad ? Ce n’est pas sa possibilité qui nous fascine mais l’imagination de ceux qui l’ont écrite.

Nonfiction – Le Culte du Banal que vous décrivez a-t-il toujours existé, est-il amplifié par la télévision ? Quel est l'événement selon vous qui a donné naissance à ce Culte ?

François Jost – Le Culte du banal n’est pas le banal. Ce livre s’intéresse aux moments de l’histoire dans lesquels le banal est revendiqué en tant que tel. En ce sens, on peut le dater du moment où Duchamp a proposé son ready-made Fontaine à l’Exposition des artistes indépendants à New York. Dans son Salon de 1859, Baudelaire stigmatise les peintres qui veulent imiter la réalité, qui « copient le dictionnaire », et qui sont atteints du « vice de la banalité ». Pour cette raison, il rejette vigoureusement la photographie qui ne peut engendrer que le narcissisme. Il oppose à cela les pouvoirs de l’imagination. La mise en avant du ready-made est en un sens une lutte contre la valorisation de l’imagination. L’objet quotidien peut devenir une œuvre d’art par le seul geste de celui qui l’instaure comme telle. Warhol a poursuivi ensuite dans le même sens en faisant des films, en filmant le quotidien et les besoins les plus élémentaires (manger, dormir). Puis Pérec, des sociologues comme Lefebvre ou Certeau sont allés dans le même sens.

La télévision n’a pas amplifié ce phénomène elle a participé, avec d’autres médias, à le banaliser. Aussi bien que l’autofiction en littérature, qui est la revendication que la vie ordinaire de chacun peut être un roman. Le Nouveau Roman prétendait partir de rien. Tout inventer ex nihilo, cette littérature, au contraire, limite le pouvoir de l’imagination, puisqu’elle s’appuie sur un substrat authentique. La télé-réalité va dans ce sens en montrant que des vies ordinaires fabriquées peuvent fabriquer des héros du quotidien. Mais la télévision, si elle a banalisé l’idée corrosive du banal mettant en cause les institutions (le musée, l’œuvre, l’auteur, etc.), est aussi obligée, très rapidement, de trouver des « originaux », qui deviennent des bêtes curieuses.

Nonfiction – Cette fascination pour le banal signifie-t-elle que nous ne souhaitons plus nous déplacer mentalement (la maison des secrets c'est aujourd'hui, maintenant, dans le même lieu – plus de changement d'espace-temps), que nous rêvons moins, que nous souhaitons moins rêver, ou que nous avons épuisé les capacités du rêve (toute contrée est à présent connue, même les confins de la galaxie sont explorés par des sondes) ? Peut-on donc dire que ce Culte du Banal marque le dessèchement de l'imagination ?

François Jost – Je ne crois pas du tout que nous rêvons moins. Au contraire. Le succès de ces programmes de télé-réalité signifie tout le contraire : des gens ordinaires rêvent d’une transformation magique de leur vie, qui les fera changer de statut, comme gagner au loto. De même que la recherche scientifique est sans fin, parce que chaque découverte soulève de nouvelles interrogations, le rêve est sans fin. Vous dites que tout est connu « même les confins des galaxies ». Justement non. Le fait de se poser sur une météorite entraîne de nouvelles rêveries métaphysique sur l’origine de notre monde et, donc, sur nous-même

 

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