Deux traductions récentes du romancier allemand nous permettent de découvrir son œuvre d’universitaire et de critique littéraire.
Depuis 1999, Actes Sud a entrepris la traduction complète des œuvres de W.G. Sebald. Né en 1944 en Bavière, Sebald aura résidé la majeure partie de sa vie en Angleterre, à Norwich, où il enseignait la littérature à l’université d’East Anglia. Son œuvre littéraire l’a fait connaître du grand public avec des romans tels que Les Émigrants, Les Anneaux de Saturne ou Austerlitz. Dans ces derniers, il propose des récits qui prennent la forme d’enquêtes biographiques à propos d’exilés issus le plus souvent d’Europe centrale. Dans Les Anneaux de Saturne, une promenade sur les côtes britanniques lui sert de prétexte pour évoquer biographies, histoires et phénomènes naturels. Le style de Sebald se rapproche d’une forme de documentaire littéraire : il y mêle érudition, extraits d’autres auteurs et photographies qui illustrent son propos, sans pour autant qu’elles s’y rapportent directement et qu’elles soient commentées. Ses œuvres s’apparentent ainsi à une pérégrination sur les chemins de la mémoire ou à des opérations de sauvetage ou de restauration de vies oubliées.
Avec La Description du malheur et De la destruction , Actes Sud nous fait pénétrer dans le travail d’universitaire de Sebald, même si De la destruction ne surprendra pas ses lecteurs habitués à l’entrelacement de très longs paragraphes avec des photographies d’époque. La Description du malheur constitue le texte de son habilitation, la plus haute distinction universitaire allemande, alors que De la destruction reprend dans une version remaniée des conférences données à Zurich en 1997. Dans les deux cas, et comme pour l’ensemble de son œuvre, les textes ont été écrits en allemand, langue qu’il n’abandonnera jamais en dépit de sa résidence continue en Grande-Bretagne et de son immersion profonde dans la culture britannique.
Le malheur autrichien
Avec sa compilation d’études sur des œuvres d’auteurs autrichiens, Sebald ne vise ni à l’exhaustivité ni à une synthèse des caractéristiques de cette littérature nationale. À partir d’une sélection subjective, il tente de préciser « quelques conjonctions spécifiques qui semblent constitutives de la littérature autrichienne » et, en premier lieu, ses liens privilégiés avec la psychologie et ce qui deviendra la psychanalyse. Pour Sebald, « s’il est juste de dire que l’on ne pourrait pas lire Schnitzler sans Freud, le contraire est également vrai » . La position géographique de l’Autriche, « le seul et unique pays voisin du monde » (expression d’Hermanowsky-Orlando), explique l’importance des croisements et des confrontations pour ses écrivains, amenés tôt ou tard à quitter leur monde familier pour en découvrir d’autres. Ces « frictions » constantes auraient engendré à la fois la « culture » autrichienne et son « malaise » ; puisque son principe constitutif repose sur sa propre critique, d’où une proportion démesurée de vies malheureuses dans la littérature autrichienne. Toutefois, pour Sebald, cette entreprise de recherche de la vérité ou de « description du malheur », même douloureuse, « inclut la possibilité de son dépassement » . Bien qu’il n’emploie pas le mot, il est difficile de ne pas parler de sublimation à propos de la littérature autrichienne.
Son panorama inclut des auteurs peu connus du public français comme Adalbert Stifer, Ernst Herbeck ou Gerhard Roth, et d’autres qui le sont beaucoup plus : Schnitzler, Hofmannsthal, Kafka, Elias Canetti, Thomas Bernhard et Peter Handke. Au gré de ces chapitres, outre les thématiques de la psychanalyse et du pessimisme déjà mentionnées, Sebald se penche sur celle de la nature, de son déclin et de sa préservation, notamment chez Adalbert Stifer. Mentionnons que les passages que Sebald consacre à Bernhard sont particulièrement réussis. Sebald trouve les mots justes pour décrire le style inimitable de l’auteur dépité, révolté et dénonciateur : « Les propos transgressant toutes les règles, pour ne pas dire blasphématoires, qu’en permanence les personnages de Bernhard, comme Bernhard lui-même, profèrent sur l’histoire et la politique, irritent en ce qu’ils ne correspondent ni au schéma d’une critique engagée, ni à quelque idée que l’on puisse se faire du détachement de l’artiste » ; mais aussi afin de rendre compte de ses obsessions à travers le discours qu’il prête continuellement à ses personnages, discours qui puiserait sa source dans l’impossibilité autrichienne historique « de vivre la politique » . Sebald souligne également avec force que les livres de Bernhard s’accrochent à la raison – aidés en cela par le rire – et se gardent de sombrer dans la folie ou le mysticisme.
Le refoulé allemand
Si son recueil d’études littéraires, initialement paru en 1985 et traduit en 2014, pourrait s’appeler « De la sublimation dans la littérature autrichienne », De la destruction comme élément de l’histoire naturelle aurait très bien pu s’intituler « Du refoulement dans la littérature allemande ». Dans ses conférences « Guerre aérienne et littérature », Sebald revient sur l’étrange absence dans la littérature allemande après 1945 des épisodes de bombardement massif des villes allemandes par les Alliés survenus à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Afin d’évoquer ce vide littéraire, Sebald propose sa description de l’ampleur des destructions à partir de chiffres, de reportages et de photographies de l’époque : ainsi, « la Royal Air Force, à elle seule, a largué au cours de quatre cent mille vols un million de tonnes de bombes sur le territoire ennemi ; […] les bombardements ont fait en Allemagne près de six cent mille victimes civiles » . Comment expliquer l’inexistence de cet épisode traumatisant dans la conscience collective allemande ? Pour Sebald, « la destruction totale n’apparaît donc pas comme l’issue effroyable d’une aberration collective mais comme la première étape de la reconstruction réussie » et doit donc se comprendre à l’aune du contexte de l’après-guerre et d’une nécessaire table rase d’un passé impossible à assumer. Il est alors indispensable de rompre la transmission de l’Histoire et de regarder vers l’avenir.
Les bombardements Alliés, et leur justification, ne furent jamais débattus par l’opinion publique allemande comme si cette dernière n’avait plus le droit de mettre en cause le traitement qui lui était infligé après la conduite de l’Allemagne nazie lors de la dernière décennie. Sebald relie les épisodes qui précèdent et qui suivent cette destruction massive en s’efforçant de construire une continuité oubliée, puisque « l’aptitude des hommes à oublier ce qu’ils ne veulent pas savoir, à détourner le regard de ce qu’ils ont devant eux, a rarement été mise à l’épreuve comme dans l’Allemagne de cette époque » . Cette amnésie collective et volontaire a laissé sa trace dans les rares tentatives de représentation littéraire de cette entreprise de description. L’analyse de la réception de ces conférences, publiées dans la presse, à travers les lettres reçues par Sebald de la part de certains lecteurs, le confirme dans sa thèse d’un refoulement collectif. À cet essai s’ajoute une étude sur « L’écrivain Alfred Andersch » qui le complète et qui constitue un véritable exercice de descente en règle des prétentions littéraires infondées de l’auteur en question. À son propos, et notamment par rapport à sa conduite ambiguë pendant la guerre, Sebald parle de « La littérature comme moyen de rectifier la biographie » .
Dans De la destruction, l’écrivain attentionné et délicat qu’est Sebald dans ses œuvres plus romanesques devient un observateur assez impitoyable de la mauvaise conscience allemande et plus largement du dicible après un traumatisme. Il est précis et froid dans sa description puisqu’il a recours, comme à son habitude, à un style documentaire méticuleux. Ce dernier diffère largement de celui des auteurs exposés dans De la destruction auxquels il reproche la grandiloquence fumeuse de leurs propos. Ainsi, Sebald affirme son attachement à la fidélité, à la réalité, à la fois comme esthétique et comme éthique. Le W.G. Sebald universitaire apparaîtra moins charmant à ses lecteurs que le romancier, enquêteur et documentariste. On regrettera surtout l’absence de sa syntaxe caractéristique dans La Description du malheur, ici remplacée par des paragraphes plus aérés, mieux formés mais nettement moins envoûtants. Si Sebald est moins préoccupé de style que de représentations quand il analyse les textes de ces auteurs, il livre ses meilleurs passages lorsqu’il évoque les aspects biographiques et historiques de leurs œuvres