Duby, par lui-même et par ses pairs : une pratique de l’histoire guidée par la puissance de l’archive.
L’année 2014 avait été celle de Jacques Le Goff. La sortie de deux ouvrages sur l’historien Georges Duby semble inverser la tendance. C’est au tour de l’autre grand médiéviste français d’être au cœur des réflexions. Georges Duby, figure incontournable du paysage historiographique français, fut celui qui s’intéressa aux représentations mentales et qui proposa une histoire médiévale plus attentive à l’espace. Le contexte éditorial actuel semble être propice aux réflexions sur la manière d’écrire l’histoire. De Paul Veyne à Ivan Jablonka, beaucoup d’historiens accomplissent un retour réflexif sur leur métier, leur pratique et leur propre histoire pour proposer de nouvelles manières d’écrire celle des autres.
Le point de départ de ces deux ouvrages, c’est l’archive. L’archive comme idée, comme concept historiographique, et l’archive comme objet, à travers un fonds entreposé à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), le fonds Duby, qui rassemble divers écrits, manuscrits et tapuscrits déposés par Andrée Duby en 2003. L’archive comme concept est plus particulièrement l’objet de Mes ego-histoires, édité par J. Dalarun et P. Boucheron, qui regroupe et confronte deux versions de l’essai d’égo-histoire que George Duby avait rédigées pour son ami Pierre Nora , lequel signe par ailleurs la postface de ce texte posthume. L’historien Patrick Boucheron propose à la fin de l’ouvrage une réflexion sur « les embarras de la mémoire », revenant sur le processus d’écriture de Georges Duby et sur son rapport à l’archive. Ce que l’on voit se déployer au fil de ces pages, c’est une réflexion à plusieurs échelles sur le métier d’historien, sur ses réalités et sur ses pratiques concrètes, sur ses joies, ses difficultés et ses délicieux paradoxes, rappelant qu’au-delà du « goût de l’archive », c’est sa « puissance » qui guide la main de l’historien.
Cet ensemble de deux petits textes, à travers lesquels le médiéviste revient sur son parcours universitaire et sa formation intellectuelle, permet également d’appréhender en quelque sorte l’apprentissage du métier d’historien. Ici Duby fournit, s’il en faut, une nouvelle preuve de ce que « l’histoire continue », encore et toujours. Sous cet angle, le courant historiographique promu par Pierre Nora à la fin des années 1980 que l’on nomme égo-histoire apparaît comme une manifestation éclatante des temporalités multiples de l’historien que Duby dégageait dans son essai de 1991.
Le second ouvrage, également dirigé par P. Boucheron et J. Dalarun, constitue quant à lui un ensemble de réflexions rédigées par des historiens de premier plan sur la pratique historienne de Duby. Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu sur quatre jours en 2010, sous le soleil méditerranéen de la fondation des Treilles. Si dans L’histoire continue, Georges Duby semblait déjà livrer un autoportrait de l’historien face à ses archives, ce que propose ici ce colloque est de « retourner le miroir en faisant de Georges Duby un portrait en ses archives » .
Ces deux ouvrages ont le mérite de faire réfléchir à ce que signifie « écrire l’histoire ». C’est bien la méthode historique qui est interrogée ici. Démontrant la multiplicité des enjeux et des conditions de l’écriture historiographique à ceux qui prétendent faire de l’histoire au travers de quelques interventions écrites ou orales dans les médias, ces deux ouvrages rendent bien toute la complexité de cette matière exigeante qu’est l’histoire, qui bien loin de n’être qu’interprétation ou érudition, constitue une véritable école de la diversité.
Au-delà des quelques redites sans doute inévitables dans un recueil d’actes de colloque, on regrette cependant que cette réflexion collective sur l’archive n’aille pas plus loin, justement, que l’archive. Faire de l’histoire requiert deux étapes, la confrontation aux sources et l’émission d’hypothèses, l’analyse. Après avoir lu, déchiffré, daté, attribué, identifié, critiqué de manière interne et externe l ‘archive, vient le temps des hypothèses et de l’écriture. Car faire de l’histoire, c’est aussi refuser de sacrifier aux idoles, comme le disait Braudel. On aurait donc voulu que les historiens proposent plus d’hypothèses sur certains passages de la vie de Georges Duby – notamment sur son parcours universitaire. Car le but de la démarche était de confronter l’historien, ses hypothèses puis son discours, aux archives, pour faire émerger des corrélations significatives. A leur décharge, Duby lui-même avait l’art de brouiller les pistes : la lecture complémentaire de L’Histoire continue et des entretiens de Duby avec Guy Lardreau en 1980, montre à quel point le célèbre médiéviste écrivait et réécrivait sans cesse. Car Duby, à l’instar de Foucault pour qui la pratique devait prendre le pas sur la théorie en se basant sur l’expérience, s’est intéressé de près aux pratiques. Ainsi, rendant à César ce qui fut à César, ce que proposent les historiens dans les communications du colloque, outre une réflexion sur le métier d’historien, c’est un véritable « plaidoyer pour une histoire au ras des pratiques » , selon Patrick Boucheron. Travail en archive donc. Mais aussi mise en écriture, puisque bien écrire n’est pas à l’opposé de l’histoire.
Ces deux ouvrages fonctionnent comme une ode à la fois érudite et poétique au métier d’historien, à cette curieuse pratique, « cette étrange occupation, disait Duby, qui consiste à se retirer, à s’enfoncer dans le silence pour essayer, mal informé, parmi des traces embrouillées, ternies, disparates, de comprendre ce qui s’est passé il y a des siècles. » Or c’est bien l’archive qui est au centre de tout l’univers de l’historien. L’archive, sujet de ses émois et objet de ses tracas. L’archive, toujours l’archive qu’il travaille, qu’il exploite et qu’il finit par créer