Professeur de littérature française au lycée Fénelon pendant plus de trente ans, Suzanne Julliard est élevée en 1990 au grade de Chevalier de l’Ordre National de la Légion d’honneur, récompensant ainsi sa dévotion au service de l’éducation française en tant que professeur de chaire supérieure. Elle obtient en 2003 le Prix de l’Académie française, médaille de Vermeil, suite à la sortie de son précédent ouvrage Anthologie de la Poésie française. Paru en mars 2015, son deuxième ouvrage Anthologie de la Prose française, également publié aux éditions de Fallois, est l’occasion pour nous de rencontrer cette véritable référence en matière de littérature française. Une figure emblématique dont la gentillesse et la disponibilité n’ont d’égal que ses connaissances de professeur de lettres chevronnée en matière de littérature française qu’elle prend d’ailleurs plaisir à partager aussi bien avec les lecteurs de Nonfiction.fr qu’à travers ses ouvrages.


Nonfiction – Comment se met en place un tel travail de sélection des textes qui alimentent les nombreuses pages de cet ouvrage ?

Suzanne Julliard – Quarante années d'enseignement de la littérature française, dont trente et une en hypokhagne et khagne, et, dans cette dernière, la préparation des élèves à une dissertation dont le sujet faisait appel à la connaissance des grands textes (prose et vers) du XVe au XXe siècle, m'ont fourni nombre d'entre eux. Figurent aussi dans cette anthologie d'autres textes qui sont le fruit de la recherche et des lectures que la présentation par thème rendait nécessaires. Par exemple, si la prose oratoire m’imposait les grands prédicateurs du XVIIe siècle déjà étudiés en classe, ce chapitre m'invitait aussi à découvrir les orateurs politiques peu présents dans les cours de français ; de même, si je lisais depuis longtemps les moralistes classiques, j'ai pu, à cette occasion, suivre leur trace chez leurs héritiers du XX° siècle. Le choix d'un ordre thématique a donc beaucoup contribué à enrichir l'anthologie par l'introduction de textes peu étudiés dans le cadre scolaire et qui me paraissaient cependant assez importants pour y figurer.

Nonfiction – Dans l’avant-propos, une grande place est d’ailleurs accordée à votre propre expérience d’élève, notamment en classe de 4eme lorsqu’« eut lieu [votre] véritable rencontre avec la prose ». Vous soulignez cependant que votre œuvre « ne prétend nullement devenir un instrument de travail pour les écoliers », quels objectifs poursuit cet ouvrage et à qui s’adresse-t-il ?

Suzanne Julliard – La grande place accordée dans l'introduction à mon expérience d'élève donne la mesure de celle qu'elle a tenue dans mon métier d'enseignante, en m'inspirant le désir de donner ce que j'avais reçu. Si je ne destine pas directement ce livre aux « écoliers » (donnez au mot l'extension qu'il a chez Villon), c'est qu'à mes yeux, pour les moins motivés d'entre eux, ces textes resteront vraisemblablement lettre morte sans ces passeurs indispensables que sont les enseignants. Ce sera d'abord à ceux des professeurs qui le souhaiteront, de s'approprier ces textes et de les transmettre à leur tour. Il ne s'agit pas d'un manuel qui impliquerait obligation, il s'agit d'un livre fait pour se régaler de la magnifique prose française dans tous ses états. Les passionnés de littérature de tous âges (y compris, bien sûr, les lycéens ou étudiants quand c'est le cas) trouveront là matière à émerveillement, soit en relisant des passages connus, soit en en découvrant d'autres qui les valent.

Nonfiction – De la prose des portraits à celle des aphorismes, vous abordez ici les différents types de prose qui font la richesse de la littérature française. Pouvez-vous identifier celles qui devraient occuper une place prépondérante en matière d’éducation intellectuelle et scolaire ?

Suzanne Julliard – Toutes ! Pour que chaque élève entende les différentes voix de notre littérature, pour qu'il ait une idée des dimensions de son inaliénable héritage, et qu'il en prenne possession. Il m'est arrivé, même en classe préparatoire, de rencontrer des élèves que je nommais, à part moi, les orphelins. On les avait totalement privés de Pascal, de Molière, de Balzac ou de Hugo. Si le souhait formulé plus haut relève de l'utopie, il faudrait au moins s'entendre sur l'essentiel, et décider que pas un élève ne quittera l'école sans connaître ceux que je viens de citer, ni sans avoir ri avec Rabelais, souri avec Voltaire, rêvé avec Rousseau, découvert l'homme et la société chez les grands romanciers. Mais peut-être est-ce désormais prévu dans les programmes ?
On a proscrit les morceaux choisis et prôné l'œuvre unique étudiée durant un ou deux trimestres, et cela dans le but d'approfondir au lieu de survoler. Je ne blâme pas ce choix s'il s'agit d'une œuvre majeure – sans cela, cet appesantissement devient lassant et improductif – mais je crois les morceaux choisis capables d'offrir plus de chances au lecteur d'être surpris, de trouver un texte intéressant, de ressentir une émotion, de faire une soudaine découverte sur soi ou sur le monde, et il n'est pas exclu que cette rencontre l' incite à prolonger de lui-même l'expérience en cherchant le texte complet.
Pour répondre plus précisément à votre question, je dirais que chaque chapitre offrant des textes dont le niveau de difficulté est différent, peut convenir à différents âges scolaires. Cependant il est certain que la prose narrative, sera plus facile à aborder avec les plus jeunes, que les chapitres de la prose oratoire, de la satire ou de l'histoire ne peuvent guère convenir avant la classe de seconde, tandis que les aphorismes et les textes des moralistes qui, pour certains d'entre eux, peuvent être abordés assez tôt, s'imposent surtout en première et terminale. Je m'arrête avant que mon lecteur ne m'accuse d'élaborer sournoisement une nouvelle réforme des programmes !

Nonfiction – Quel regard portez-vous sur les figures de proue de la littérature française actuelle et pouvez-vous identifier les auteurs qui, selon vous, sont ceux qui entretiendront l’histoire littéraire de demain ?

Suzanne Julliard – Un regard attentif... et perplexe. Chaque rentrée apporte un choix impressionnant mais – c'est sans doute le pessimisme de l'âge – j'ai renoncé à en attendre quelque nouveau Malraux, quelqu'autre Bernanos, ou le miracle d'une somme qui renouvellerait l'enchantement de La Recherche. Toutefois, s'il faut donner un nom, c'est celui de Houellebecq qui s'impose à moi. Il semble être l'un des seuls capables, comme le fit Balzac, de décrypter la société de son temps et de proposer une représentation plausible de son avenir. On l'accuse d'écrire mal, il me semble plutôt rechercher une forme à la mesure de son sujet, comme le fit Céline. Mais les siècles à venir jugeront. Si j'ai exclu les vivants c'est qu'il est sage d'attendre : j'ai pu voir, comme chacun l'a constaté, que certains ont sombré que l'on portait aux nues dans le passé, tandis que d'autres étaient réhabilités ou re-découverts. Il me semble cependant que, de nos jours, les grands écrivains sont à chercher du côté de l'histoire ou des sciences de l'homme : Duby, Furet, Le Goff ont droit à ce titre, et, au premier chef Lévy-Strauss.